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Des hommes contre la prostitution
et pour l'égalité

Les « clients »: entretien de Florence Montreynaud avec Claudine Legardinier

Pourquoi cet intérêt pour les hommes qui…. ne sont pas clients ?

Parce qu’ils sont la majorité des hommes ! Contrairement à ce qu’on croit, car c’est une opinion ancrée en nous par le machisme ambiant, ceux qu’on appelle des « clients », et qui paient régulièrement pour un acte sexuel, sont une minorité, inférieure à 10 % ! Plutôt que les appeler « clients », terme qui en font de simples agents économiques concluant une transaction banale, autrement dit ce qui occulte la violence du système, je préfère les appeler des « prostitueurs ».

Certains ont beau répéter que « tous les hommes vont aux putes », que c’est « normal », que cela fait partie de la « virilité », ils ne parlent que d’eux, et sans doute plaident-ils pour eux. J’ai voulu écouter les autres, ceux dont on ignore l’existence, parce qu’on ne les entend nulle part, parce qu’ils n’en parlent pas, parce que personne ne les a jamais interrogés.

J’ai donc choisi d’explorer un champ de connaissance jamais étudié, celui des hommes qui refusent de payer pour un acte de prostitution. Pour eux, virilité ne se conjugue pas avec prostitution. Depuis longtemps, je m’étonnais qu’on mette l’accent sur les prostitueurs sans se référer à l’ensemble des hommes et notamment à ceux qui désapprouvent ce comportement : il me semble important d’établir un parallèle entre ces deux catégories d’hommes.

Je me suis lancée dans cette recherche, intriguée par les questions suivantes : pourquoi des hommes refusent-ils de céder à l’injonction machiste d’ « aller aux putes » ? Sur quelles valeurs se fonde leur résistance ? Comment se sont construites leur image d’eux-mêmes, leur idée de la sexualité, leur conception de la prostitution ?

Comment avez-vous procédé pour dénicher ces hommes-là ?

D’abord en demandant autour de moi, à des amis d’amis, à des relations éloignées, de témoigner sur ce sujet que personne n’a jamais étudié. Je sollicite aussi des inconnus que je rencontre dans un train, ou qui m’écrivent après avoir lu l’un de mes textes ou m’avoir entendue à la radio. Je leur demande de signer le manifeste du réseau Encore féministes ! http://encorefeministes.free.fr/actions/action20amour.php3 , et leur propose un entretien pour qu’ils s’expliquent sur leurs motivations, leur formation, le cheminement qui les a conduits à refuser la prostitution.

Depuis huit ans, j’ai ainsi rencontré — chaque fois pour un entretien de plusieurs heures — une centaine d’hommes, d’âges et de milieux divers, qui ont en commun un refus conscient et argumenté d’avoir recours à la prostitution. Pour moi, ils sont des résistants ; des résistants à l’ordre prostitutionnel, au diktat de la marchandisation du corps humain.

Leurs raisons peuvent être personnelles ou politiques, centrées sur eux-mêmes ou sur autrui. Elles sont souvent enracinées dans la personnalité profonde de ces hommes ; pour qu’ils les expriment, il faut du temps, de la réflexion et de la confiance. Je suis sûre que ce qu’ils ont à dire peut être utile pour construire des stratégies de prévention en direction des jeunes garçons.

Quelles raisons principales avancent-ils ?

Je les ai rassemblées sous trois rubriques : « Je ne peux pas », « Je n’ai pas envie », « Je ne veux pas ».

Les raisons du type « Je ne peux pas » sont d’ordre psychologique : elles touchent à la formation, à l’éducation de ces hommes, à leur estime de soi. Celles du type « Je n’ai pas envie » sont liées à leur conception de la sexualité, du désir, du plaisir. Enfin, « Je ne veux pas » : certains avancent des raisons politiques ou philosophiques — rejet d’un système de violences, respect de l’autre.

Plusieurs motivations peuvent se combiner chez le même homme. Toutes ne sont pas valorisantes; leur éventail va des peurs les plus matérielles aux idéaux les plus élevés.

Quelles sont les raisons invoquées par les hommes qui disent« Je ne peux pas »

?

C’est ce que disent ceux qui avancent des arguments touchant à leur formation, à leur éducation, à leur perception d’eux-mêmes. Dans leur enfance ou leur adolescence, surtout pour les plus âgés, on leur a fait peur en leur présentant les femmes prostituées comme porteuses de maladies, la syphilis puis le sida. Le milieu interlope, les quartiers louches ne les attirent pas, et c’est avant tout par prudence qu’ils s’abstiennent.

D’autres respectent un interdit, inculqué dès le plus jeune âge. Il peut s’agir d’un tabou religieux, culturel, social, politique. Autour d’eux, « cela ne se fait pas ». Le rôle des parents ou des modèles adultes est déterminant. Plusieurs font état d’un rejet du modèle viril traditionnel, d’un refus d’identification à un rôle machiste : « Je n’ai pas voulu faire comme mon père ». Beaucoup cherchent à préserver une bonne image d’eux-mêmes. Pour eux, ce serait déchoir que de recourir à la prostitution (des machos disent aussi cela — « Je n’ai pas besoin de payer, j’ai toutes les femmes que je veux », mais on n’est pas obligé de les croire).

Chez d’autres, le refus de ce comportement dégradant ne passe pas par un regard extérieur, il procède d’une exigence morale personnelle. C’est une question de dignité d’homme, d’idéal de vie.

Que disent les hommes qui n’ont « pas envie » d’aller voir des prostituées ?

Ces hommes mettent l’accent sur l’érotisme, le désir et le plaisir. Rien dans la prostitution ne correspond à leur sexualité, ni n’éveille leur érotisme. Ils envisagent la vie sexuelle autrement que sous le signe du pouvoir ou de l’argent. Ils se rendent compte de l’inanité de la transaction prostitutionnelle : « C’est nul, quelle arnaque ! », disent ceux qui ont déjà payé une ou deux fois, entraînés par des copains (par exemple, pendant le service militaire). Pourtant, nul besoin de faire la preuve par le réel et donc d’avoir effectivement payé pour comprendre ce qu’une telle transaction peut avoir de décevant.

Pour d’autres, le refus de la prostitution s’explique par la certitude que le désir ne s’achète pas. Or, ce qu’ils recherchent dans la sexualité, c’est à être désirés eux-mêmes, pour ce qu’ils sont. Beaucoup parlent du plaisir, qui doit être partagé, ou de celui qu’ils tiennent à donner à l’autre. Quelques-uns privilégient les sentiments et déclarent qu’ils ne peuvent pas faire l’amour sans amour.

Il existe aussi une catégorie singulière : des hommes en proie à des émotions intenses et contradictoires. Ils peuvent consommer de la pornographie, mais sont terrifiés par les femmes prostituées réelles qu’ils se représentent comme des mangeuses d’hommes. S’ils les fuient, c’est qu’ils ont peur des femmes et de leur désir, peur de la féminité dans sa dimension de séduction active.

Les hommes qui disent «

Je ne veux pas » ont-ils une vision plus « éthique » de la question ?

Oui, car ils raisonnent à partir de l’autre pour expliquer leur résistance. En application du précepte « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse », certains pensent à leur femme, à laquelle ils ne voudraient pas faire de peine, d’autres à la personne prostituée. Ils insistent sur les circonstances de leur prise de conscience, notamment ceux qui ont déjà payé et pour qui, un jour, c’est devenu impossible.

Ceux qui mènent une réflexion politique élargissent leur pensée sur la prostitution à une vision globale, qui concerne l’humanité tout entière. Pour eux, le corps humain n’est pas une marchandise, et on ne doit pas traiter une personne comme une chose.

Les plus engagés ne veulent pas contribuer à ce système d’oppression qu’est la prostitution. Ils ont compris qu’on ne retire de la prostitution que des frustrations, puisque ce dont tout être humain a besoin — l’amour, la tendresse, l’estime — ne s’achète pas.

Ils réfléchissent aux moyens de faire cesser une pratique qui réduit la sexualité humaine à des services marchands, et qui va à l’encontre de l’idéal d’égalité des femmes et des hommes.

Avez-vous tiré de ces entretiens des pistes de prévention ?

Je leur ai demandé des idées, des conseils. Que diraient-ils à de jeunes garçons pour les détourner de la prostitution ? Ils m’ont indiqué deux pistes principales.

D’abord, enseigner, dès l’enfance, le respect de l’autre. Parler plus simplement, plus facilement de sexualité, dire quels plaisirs elle peut apporter, dans la liberté et la réciprocité. Aller contre les idées reçues sur la prostitution, faire passer ce message : de même qu’il n’y a pas de prostituées heureuses, il n’y a pas de prostitueurs heureux.

Ensuite, réfléchir à ce qu’un homme peut construire comme image de lui-même avec cette relation régie par l’argent. Dans la sexualité, il n’y a de valorisation personnelle que si l’autre est libre de son choix. C’est tout un travail de se rendre désirable à l’autre, de construire sa propre estime de soi.

Ce qu’ils m’ont dit de plus concret concerne l’initiation sexuelle. L’un d’eux, qui avait souvent payé et y a renoncé, explique que la pratique de la prostitution donne de mauvaises habitudes : au lieu d’apprendre à faire durer le rapport, l’homme éjacule trop vite. Un autre dénonce « une relation de dupes » en insistant sur le fait qu’elle renforce la solitude, la misère affective et l’incapacité de communiquer, les prostituées ne ressentant que de la haine, du mépris et du dégoût pour ceux qui les payent.

À nous, maintenant, de lancer des messages de prévention ! Je me souviens qu’en 1994, j’ai vu à Copenhague, collé sur la vitrine d’un sex-shop, un papillon féministe : « Real men don’t use porno » les vrais hommes n’ont pas recours à la porno »). Cela m’a donné l’idée de proclamer l’affirmation d’une virilité différente de celle qu’inculque le machisme : « Les vrais hommes ne paient pas pour “ça” ! » Imaginez des hommes portant des T-shirts avec l’inscription : « Un monde sans prostitution est possible. Je refuse de payer pour “ça”. Et vous ? »

The « clients »
an interview with Florence Montreynaud by Claudine Legardinier


Why this interest in men who … are not clients?

Because they are the majority of men ! Despite what you think due to the prevalent machismo, those that we call “clients” that pay regularly for sex acts, form a minority, less than 10% ! Rather than calling them “clients”, a term that suggests a simple economic transaction, in other words a term that hides the violence of the system, I prefer to call them “prostituters”.

Some people say that “all men visit whores”, it’s normal, part of their “virility”. They talk only about themselves, and make their own excuses. I wanted to listen to the others, those that don’t exist because we never hear about them, those that don’t talk because we never question them.

Therefore I chose to explore a field of knowledge that is unknown, that of men who refuse to pay for an act of prostitution. For them, virility does not rhyme with prostitution. For a long time, I’ve been surprised that we pay attention to the prostituters without referring to the vast majority of men who disapprove of this behaviour : it seemed to me important to establish similarities between these two types of men.

I plunged into this research, intrigued by the following questions : why do men refuse to succumb to the macho impulse to “see a whore” ? What values influence their resistance ? How did they construct their self image, their idea of sexuality, their conception of prostitution ?

What was your method for finding these men?

First of all I asked around, friends of friends, acquaintances, to testify on this subject that nobody had studied. I also asked strangers that I met in a train, or who wrote to me after reading one of my articles, or hearing me on the radio. I asked them to sign a petition on the site “Encore féministes” ! http://encorefeministes.free/actions/action20amour.php3, and suggested an interview to explain their motivations, their education and the pathway that led them to refuse prostitution.

For eight years, I met them for an interview lasting several hours, about a hundred men of different ages and classes who had in common a conscious and reasoned refusal to resort to prostitution. For me they are the resistance ; the resistants to the established view of prostitution, the diktat of the commercialization of the human body.

Their reasons can be personal or political based on themselves or others. They are often profoundly based in their deepest personality ; it takes time before they can express their feelings, time for reflection and, time to have confidence in the interviewer. I am convinced that what they have to say could be useful in constructing strategies of prevention for young boys.

What are their main reasons?

I’ve classed them in three categories : “I can’t”, “I don’t feel like it”, “I don’t want to”.

The arguments of the type “I can’t” are basically psychological : they are about their upbringing and education, their self esteem.  Those of the type “I don’t feel like it” depends on their conception of sexuality, desire and pleasure. Finally, “I don’t want to” : some of them give political or philosophical reasons – a rejection of a violent system or respect for others.

There can be many motives in a single man. They are not all positive ; they can vary between basic fears and ideals.

What are the reasons why men say “I can’t”?

Those that say this have touching arguments from their education and their self image. In their childhood or adolescence, especially for the oldest, they were terrified by the image presented of prostitutes as vectors of disease, syphilis and AIDS.  Suspicious zones, dodgy areas, it’s above all for that reason, and to be careful that they abstain.

Others, from their childhood know that this is wrong, perhaps because of religious, cultural or political reasons. Around them, “we don’t do this”. The role of parents or adult role models is essential. A few of them refuse the traditional ideas of virility, a rejection of the traditional “macho” role : “I don’t want to be like my father”. Many seek to preserve a positive self image. For them, it would be degrading to resort to prostitution (the machos say “I don’t’ need to pay, I can have all the women I want” but we don’t need to believe them).

For others, the refusal of this humiliating behaviour is not due to the perceptions of outsiders, it comes from their high conception of personal morality. It’s a question of human dignity, their ideal of life.

What do the men that “don’t feel” like seeing prostitutes say?

These men concentrate on eroticism, desire and pleasure. Nothing in prostitution corresponds to their sexuality or arouses their eroticism. They envisage a sex life based on things other than power or money. They are conscious of the inane nature of the prostitutional transaction : “what a swindle, it was no good” say those that already paid once or twice, pushed by their friends (for example during military service). However, you don’t need to have a real experience to understand that such a transaction can only be a deception.

For others, their rejection of prostitution can be explained by their certainty that desire cannot be bought. Really, what they are looking for in their sexuality is to be desired themselves for what they are. Many speak of pleasure that should be shared, or what, they want to give to a partner. Some emphasise their sentiments and say they can’t make love without love.

There also exists a strange category : men who are subject to intense and contradictory emotions. They can be consumers of pornography but are terrified of real woman, prostitutes that they see as man eaters. If they run away, it’s because they are afraid of women and their desires, afraid of femininity in its dimension of active seduction.

The men who say “I don’t want to” have they got a more “ethical” vision of the subject?

Yes, because it’s thinking of others that explains their resistance. They apply the principle “don’t do to others something that you wouldn’t accept yourself”, some think of their wife that they wouldn’t want to hurt, others of the person who is prostituted. They insist on the circumstances of their awareness, especially those who already paid and for whom one day it became impossible.

Those with a political perspective enlarge their ideas on prostitution to a global scale, concerning all humanity. For them the human body is not merchandise, and we shouldn’t treat a person a thing.

The most committed don’t want to contribute to the system of oppression that is prostitution. They understand that we get from prostitution only frustration, because every human needs – love, tenderness and respect – that can’t be bought.

They think about ways of ending a practice that reduces human sexuality to a commercial service and that is contrary to the ideal of equality between men and women.

Have you been able to draw any strategies for prevention from these interviews?

I asked them for ideas and advice. What would they say to young boys to turn away from prostitution. They suggested two principal strategies.

Firstly to teach from childhood the respect for others. To speak more simply and easily about sexuality, to explain what pleasures it can bring when we share freely. To refute received ideas about prostitution, to pass the message : in the same way that there are no happy prostitutes there are no happy prostituters.

Next to think what sort of self image a man can have with this relationship dictated by money. In sexuality, it is only possible to have self respect if the other partner has a free choice. It’s hard work to make yourself desirable to someone and build your own self image.

What they told me most importantly concerned their sexual initiation. One of them, who often paid before giving up, explained that the practice of prostitution creates bad habits, instead of learning how to make the act last the man ejaculates too quickly. Another denounced a relationship of suckers insisting on the fact that really it reinforces solitude, lack of affection and incapacity to communicate, the prostitutes only feel hate, contempt and disgust for those that pay them.

It’s up to us now to send messages of prevention ! I remember in 1994 I saw in Copenhagen, stuck on the window of a sex shop, a feminist sticker : “Real men don’t use porno”. That gave me the idea of announcing the adoption of a different form of virility than that created by machismo : “Real men don’t pay for ‘that’!” Imagine men wearing tee-shirts with the inscription : “A world without prostitution is possible. I refuse to pay for ‘that’. And you ?”