« Arts du lit » Les nouvelles élucubrations d’Antoine par Gérard Biard
Paru dans Charlie Hebdo, novembre 2012.
Le marin-chanteur Antoine devrait aborder la terre plus souvent. Ce n’est pas tant qu’il nous manque, mais ça lui permettrait au moins de constater que le monde n’est pas uniquement peuplé de gentils dauphins et d’étoiles de mer. Dans une très bucolique interview parue dans Libération le samedi 10 novembre, à l’occasion de la tournée médiatique de promotion de son nouveau disque, le demi-Carlos dresse un étonnant portrait de la prostitution, rebaptisée pour la circonstance « arts du lit », où tout n’est que beauté, douceur, sable blanc et harmonieux échanges sexuels en toute indépendance. En résumé, les Bisounours font le trottoir.
Bien sûr, Antoine ne nie pas qu’il existe, de-ci, de-là, des « filles violentées par les mafias ». Mais elle n’ont rien à voir avec les « escorts de luxe », par exemple, qui ne sont elles victimes d’aucun réseau, d’aucun proxénète, comme l’a encore démontré tout récemment l’affaire du Carlton de Cannes, avec son maquereau libanais — mais de luxe — qui fournissait, entre autres, la famille Kadhafi, grand mécène des arts, en tableaux vivants.
La vérité, c’est que ce sont les affreux abolitionnistes puritains qui causent « l’essentiel des laideurs du travail du sexe ». Ah, la solaire beauté des hypermarchés de la viande humaine à la frontière espagnole, l’apaisante harmonie qui régnait dans les « beaux bobinards » de papa, où les filles insoumises étaient envoyées en dressage ou en punition au si bien nommé Panier fleuri, maison d’abattage de la Porte de la Chapelle où elles enchaînaient les passes sur une paillasse avec pour muse un seau d’eau…
Pour quelqu’un qui rappelle dès qu’il en a l’occasion qu’il est diplômé de l’école Centrale, pépinière d’ingénieurs pour grandes entreprises, Antoine devrait savoir qu’avant d’être un « art du lit », la prostitution est surtout un système économique fondé sur la violence et la contrainte, et contrôlé, depuis une éternité, par le crime organisé. Admettons à la rigueur que, dans une société idéale, sans proxénètes, sans mafieux, sans réseaux, et avec plein d’aurores boréales, la prostitution puisse se concevoir, ainsi que le fantasme Antoine, comme un art libertin exercé en toute liberté et sans pressions d’aucune sorte, ni physique, ni psychologique, ni économique. Mais, en attendant ce monde merveilleux, la réalité de la prostitution, même légale, c’est Dodo la Saumure. Et, aux dernières nouvelles, il n’est pas conservateur au musée des Beaux-Arts de Bruxelles.
Le seul rapport entre les personnes prostituées et certains poètes et peintres maudits, c’est qu’elles meurent jeunes. Leur espérance de vie est peu ou prou celle d’un sdf. Et elle commencent jeunes, aussi : au niveau mondial, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution, c’est 13 ans. Âge moyen. Ce qui signifie que beaucoup commencent bien plus tôt. Comment faut-il les appeler, c’est enfants ? Des petits Mozart ?
Le « libre penseur » des mers s’enorgueillit en outre de parler couramment anglais — la vulgaire piétaille abolitionniste n’ayant pour sa part que de vagues notions scolaires qui ne lui permettent pas de déchiffrer les textes autres que francophones. Il devrait donc avoir lu les derniers rapports des autorités néerlandaises, qui sont traduits dans la langue de Shakespeare, pardon, d’Antoine. Il y apparaît que la légalisation de la prostitution a fait proliférer les réseaux de traite, y compris dans le secteur légal. Logique : quand le marché est ouvert, les investisseurs accourent. Parce c’est bien de cela dont il s’agit, et pas d’arts sexuels.
L’exploitation de la prostitution permet le meilleur retour sur investissements qui soit. Elle coûte peu et rapporte énormément — plus de 300 milliards de dollars de revenus estimés. Les proxénètes pourraient donner des cours dans les écoles de commerce, Adam Smith et Milton Friedman peuvent aller se rhabiller. La sexualité ne perdra rien avec l’abolition de la prostitution, en revanche, l’économie de marché perdra beaucoup.
Il ne suffit pas de s’émerveiller de ce qui peut se passer sur le lit, il faut aussi regarder ce qui se passe dessous. Antoine devrait profiter des promos chez l’opticien dont il est la figure de proue publicitaire pour s’acheter une bonne paire de lunettes.