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Des hommes contre la prostitution
et pour l'égalité

Articles de Gérard Biard dans Charlie Hebdo (voir ci-dessous, les plus récents en premier)
+ une autre chronique

« Libres enfants du tapin », Charlie-hebdo, 17 novembre 2021

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et aussi cette interview dans la revue Prostitution et Société (mars 2013) : http://www.prostitutionetsociete.fr/eclairage/interviews/gerard-biard-redac-chef-de-charlie

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« Libres enfants du tapin »

Charlie-hebdo, 17 novembre 2021

12 ans, et déjà pro

Faut faire kekchose ! C’est un grand classique, dès que la sordide réalité de la prostitution des mineurs arrive sous les feux de l’actualité, soit parce qu’un réseau a été démantelé, soit parce qu’une chaîne de télé a diffusé un reportage choc, un grand cri d’indignation s’élève, unanime : les pouvoir publics doivent agir, et vite. Il est vrai que la situation l’exige. Selon un rapport remis en juillet dernier au secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des Familles, Adrien Taquet, la prostitution des mineurs a augmenté de 70 % en cinq ans. On compte entre 7000 et 10 000 adolescents qui se prostituent en France. Ce sont très majoritairement des filles, souvent entre 15 et 17 ans, mais l’entrée dans la prostitution se fait de plus en plus jeune. Parfois à partir de 12 ans… Tous les milieux sociaux sont touchés, même si l’on constate la montée en puissance de la « prostitution de cité », qui a augmenté elle de 87 %.

Le gouvernement a donc décidé de mettre en place un grand plan interministériel de lutte contre la prostitution infantile, qu’Adrien Taquet a présenté lundi dernier. Ces lignes ayant été écrites en amont, on ignore son contenu exact, mais il déborde très certainement de belles et bonnes intentions, associées à d’énergiques promesses d’action. Sachant qu’il y a d’ores et déjà tout ce qu’il faut dans l’arsenal législatif. La loi du 4 mars 2002 interdit la prostitution des mineurs, celle du 13 avril 2016 pénalise les « clients » de la prostitution, celle du 21 avril 2021 supprime toute notion de consentement à un acte sexuel en dessous de 15 ans et renforce les peines pour le recours à la prostitution des mineurs. Il n’y a donc que l’embarras du choix.

L’ennui, c’est que si la loi est importante, elle ne peut pas tout. Surtout dans ce domaine. Il y a la volonté politique, bien sûr, mais également le regard que la société, et surtout les médias, portent sur la prostitution. Certes, tout le monde est d’accord, des enfants prostitués, c’est horrible. Mais c’est horrible parce que ce sont des enfants, pas parce qu’ils sont prostitués. On remarquera d’ailleurs que, dans la majorité des reportages ou des enquêtes sur le sujet, on s’apitoie sur ces adolescentes vendues sur des sites de rencontre ou des réseaux sociaux, mais les hommes, de tous âges et de tous milieux sociaux, qui leur passent dessus restent le plus souvent dans l’angle mort. Pourtant, ce sont des pédocriminels. Mais ça paraît presqu’anecdotique. Ils demeurent d’abord des « clients ».

Dans le rapport remis à Julien Taquet en juillet, une chose frappe.

Dans l’écrasante majorités, ces jeunes filles ne se considèrent pas comme victimes, même si elles sont exploitées par des proxénètes. Une mineure sur deux voit des aspects positifs dans la prostitution, en premier lieu l’argent « facilement » gagné. Surtout, il y a le vocabulaire employé par ces adolescentes pour en parler : c’est celui du monde du travail. Elles « bossent », elles ont un « contrat », elles passent un « entretien d’embauche »… La prostitution, c’est « mon corps m’appartient » et c’est un boulot aussi banal qu’un autre.

En clair, ces jeunes filles ne sont pas seulement victimes de maquereaux et de pédocriminels, elles sont aussi victimes d’une propagande. Celle menée depuis des années, tous azimuts et avec grand succès, par les militants du Strass, l’autoproclamé « syndicat des travailleurs du sexe », pour faire du tapin le plus cool et le plus émancipateur des métiers du monde. Discours gobé sans tousser et reproduit sans plus de réflexion par un paquet de médias, qui voient d’abord dans la prostitution un chouette sujet à sensation.

Alors oui, il faut faire quelque chose. Et pour commencer, changer de lunettes, et voir enfin la prostitution, toute la prostitution, pour ce qu’elle est : ni un métier, ni un outil d’« empowerment », mais un gigantesque système d’exploitation sexuelle.

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Testostérone apocalypse
Charlie Hebdo, n°1238, 13 avril 2016

Cette fois, l’irréparable a été commis. La France va basculer dans le chaos annoncé par les oracles du trottoir. Dans quelques semaines, nous allons assister, tétanisés et impuissants face à l’ampleur de la catastrophe humanitaire, aux premiers effets de la loi sur la prostitution votée mercredi dernier à l’Assemblée nationale, qui transforme en parias les braves clients d’Irma la douce.
Dans un premier temps, ce sera la débâcle. Des centaines de milliers d’hommes, fuyant la répression policière, le pantalon sur les genoux, demanderont l’asile politique à l’Allemagne, à l’Espagne, à l’Ukraine, à la Thaïlande… Ceux qui ne pourront s’échapper se terreront dans les bois, obligés de se nourrir de racines et de violer des écureuils — les sangliers savent se défendre… Les plus courageux prendront des maîtresses, ce qui entraînera une incontrôlable vague de divorces, déchirant des couples jusqu’ici sans histoires — prédiction faite très sérieusement par l’ex-hardeuse Brigitte Lahaie, le jour du vote de la loi, sur BFM-TV…
Puis les viols, les attouchements, les agressions sexuelles dans la rue se multiplieront, les femmes n’oseront plus sortir de chez elles. Certaines, désespérées, se laisseront dériver sur le Rhin pour trouver refuge à Cologne, ville paisible où la prostitution libre est exercée dans de grands et beaux bordels et où ce genre de débordement est impensable. Les curés, de plus en plus frustrés, se jetteront sur les enfants sans même attendre la fin de la messe. Et ne parlons pas des conséquences économiques : la France se verra automatiquement écartée de l’organisation de toutes les grandes compétitions sportives internationales, on ne pourra plus accueillir aucun séminaire médico-pharmaceutique, aucun colloque de la haute finance, la clientèle désertera nos grands palaces, Paris ne sera plus jamais Paris.
Bon. Redescendons sur terre. Que va vraiment changer cette foutue loi, enfin votée après deux ans et demi de débats — pour mémoire, le débat sur le délit de « racolage passif » instauré par Sarkozy en 2003, qui surpénalisait les personnes prostituées, avait lui duré environ deux minutes et demie… — et de lobbying réglementariste pas toujours très subtil ? À court terme, sans doute rien de très spectaculaire. La prostitution ne va évidemment pas disparaître — personne ne le prétend —, ni s’enfoncer davantage dans une clandestinité qui est déjà sa norme, et encore moins mobiliser la police 24 heures sur 24 pour une « chasse aux clients » effrénée. Quant aux personnes prostituées, elles seront difficilement plus en danger qu’elles ne le sont déjà quotidiennement. Seul effet collatéral certain, à cause de cette loi votée sous sa présidence, François Hollande va perdre un électeur socialiste de plus pour 2017 : DSK. Mais, à plus long terme, cette loi pourrait peut-être changer l’essentiel : le regard que la société française porte sur la prostitution.
Serait-il si scandaleux, humainement, politiquement et socialement, de ne plus voir la prostitution comme un folklore qui mérite d’être inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, un « métier » comme un autre ou un mal nécessaire qu’il convient de tolérer, mais de la considérer pour ce qu’elle est, à savoir une violence, physique, psychique et économique, qui s’exerce sur des personnes vulnérables, très majoritairement des femmes et des jeunes filles, de surcroît dans le cadre d’un système d’exploitation entre les mains du crime organisé ? D’affirmer que la priorité n’est pas d’en faciliter pragmatiquement l’exercice, mais d’ouvrir un maximum de portes pour permettre d’en sortir, et si possible de n’avoir jamais à y entrer ? Toutes les mesures prévues par la loi vont dans ce sens, doit-on craindre que son esprit infuse peu à peu les nôtres ? La première fonction d’une loi sociétale est pédagogique. Celle-ci n’échappe pas à la règle. Et ce qu’elle pourrait nous apprendre s’appelle, qu’on le veuille ou non, le progrès.


Amnesty relève les compteurs

Charlie Hebdo, n°1204, 19 août 2015

Dommage, vraiment dommage que, dans l’affaire du Carlton, le tribunal de Lille ait acquitté Dodo la Saumure. Cela nous aurait donné l’occasion d’admirer de belles affiches estampillées Amnesty International, où, sur fond de menottes ensanglantées, la trogne couperosée du maquereau préféré de DSK aurait surplombé le slogan « Free, Dodo, Free ! ». Mais la justice ayant décidé de laisser le pourvoyeur de chair fraîche en liberté, l’ONG de défense des prisonniers d’opinion se voit privée d’une campagne qui lui aurait permis d’inaugurer par un coup d’éclat son nouveau champ d’action politique.

Car, lors de la réunion du Conseil international d’Amnesty, qui se tenait à Dublin mi-août, les délégué(e)s de sections du monde entier ont planché sur une question d’importance : faut-il inscrire le proxénétisme parmi les droits de l’homme ? Après quatre jours d’ardents débats, la réponse est tombée : c’est oui. Et c’est un droit bafoué par tous ces pays abolitionnistes, comme la Suède, la Norvège et, peut-être, bientôt la France, qui pénalisent la libre entreprise et les échanges internationaux, qui mettent en place des programmes d’aide et de réinsertion pour détourner d’honnêtes travailleuses de leur devoir, et qui, de surcroit, jettent l’opprobre pénal sur de braves citoyens innocents ne faisant que répondre à l’appel de la nature.

Certes, Amnesty ne le dit pas vraiment comme ça. Elle appelle à une « dépénalisation » de la prostitution. Pas seulement la dépénalisation de l’activité de se prostituer — ce qu’ont fait tous les pays abolitionnistes —, mais aussi, surtout serait-on tenté de dire, de toutes les activités liées au « travail sexuel entre adultes consentants ». Donc, le proxénétisme — le proxénète est généralement consentant. Mais attention, pas le proxénétisme qui évolue dans la prostitution où les filles sont enlevées, vendues, battues, violées, torturées, droguées, rackettées et mises sur le marché comme des pièces de bidoche, bien sûr. Ce n’est pas cette prostitution-là, affreuse et bien-entendu-condamnable-mais-comment-donc-vous-pensez-bien-la-traite-et-les-réseaux-quelle-horreur, qu’Amnesty entend promouvoir, mais l’autre, la « bonne », la « traditionnelle », celle où les « travailleurs du sexe » sifflent en suçant.

Pour ce faire, les juristes de l’ONG mettent en avant un concept, disons, amusant : le proxénétisme « non coercitif ». En clair, le maquereau cool, le patron de bordel humaniste, le chef de réseau câlin, qui ne sauraient faire l’objet de poursuites pénales injustifiées.

C’est un bel aveu. Demander la dépénalisation du proxénétisme « non coercitif », c’est reconnaître que cette fameuse prostitution « indépendante » et « consentie » brandie par tous les réglementaristes est, sinon un pur fantasme, en tout cas un phénomène extrêmement marginal, et que la prostitution ne va pas sans proxénétisme. C’est admettre que les législations votées par les pays réglementaristes comme l’Allemagne ou les Pays-Bas ont consisté en premier lieu à donner des droits non pas aux personnes prostituées, mais à ceux qui les « emploient » — avec les résultats que l’on sait, confirmés par les polices locales : effet d’aubaine pour les réseaux de traite, fragilisation accrue des personnes prostituées, open bar pour l’exploitation. C’est avouer enfin que ce qui se cache derrière la défense des « travailleurs du sexe » n’est rien d’autre qu’un lobbying acharné pour faire du proxénétisme, petit ou grand, une activité commerciale comme une autre. Que c’est avant tout de la défense des patrons du sexe qu’il est question.

On remercie Amnesty International pour cette belle franchise. Et on attend avec impatience son prochain Conseil international, où elle nous annoncera qu’elle ne fait plus de l’abolition de la peine de mort un principe, se contente de demander des conditions d’exécution sympas, et dénonce les conditions de travail inhumaines des bourreaux.

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L’ordre ancien
Charlie Hebdo, 8 avril 2015
La semaine passée aura été faste pour les accros aux traditions et à la société moulée à la louche. Impossible évidemment d’ignorer le « troisième tour » des élections départementales, qui a consacré une certaine idée française de la parité : 10 présidentes de Conseil général élues, contre 91 présidents. On peut certes voir la chose sous un angle résolument optimiste, en saluant le fait que le nombre de femmes à la tête des départements a doublé — elles n’étaient que cinq lors de la précédente mandature. On peut aussi se dire que lesdits départements ont beaucoup de mal à quitter, en tout cas par l’esprit, le siècle napoléonien qui les a vus naître… Difficile, cependant, de jouer les étonnés : le coq gaulois aime trôner en majesté sur son perchoir. D’autant que le ton viril et soucieux des prérogatives attachées au mâle avait été donné trois jours plus tôt avec l’adoption — quoiqu’il serait plus juste de parler de neutralisation — par le Sénat de la proposition de loi visant à lutter contre le système prostitutionnel.
Là aussi, tout fut mis en œuvre pour sinon rassasier, du moins rassurer les partisans du maintien de l’ordre ancestral à deux boules. Il est vrai que le contraire eut été surprenant, venant d’une haute assemblée de nouveau dirigé par la droite. Mais il serait injuste de ne pas associer la gauche, en tout cas une partie de la gauche, à cette belle victoire de l’immobilisme social. Car la première offensive contre le projet de loi est venue d’Europe Écologie-Les Verts et de la sénatrice Esther Benbassa. Cette farouche protectrice de la biodiversité des quartiers rouges, particulièrement obsédée par la préservation de l’espèce, pourtant guère menacée, du maquereau de la Volga — à qui profite la réglementation de la prostitution, sinon aux réseaux de traite et aux proxénètes, qui deviennent en un tour de main législatif de respectables entrepreneurs ? —, s’est acharnée contre la mesure phare du projet de loi : la pénalisation du « client », qui permet d’inverser la charge de la responsabilité pénale en la faisant peser sur celui qui achète, et non plus sur celle qui est achetée. Résultat, ce qui constituait le cœur de cette loi visant à transformer notre regard sur la prostitution, la désignant pour ce qu’elle est, à savoir un marché économique ultralibéral fondé sur la violence et majoritairement contrôlé par le crime organisé, a été éjecté en commission.
Il ne restait plus à la droite qu’à parachever l’œuvre en réintroduisant le « racolage passif », trouvaille sarkozyste pleine de bon sens qui consiste à ajouter une couche répressive sur les victimes de la prostitution et à les fragiliser toujours plus — à moins qu’il ne s’agisse d’une manoeuvre diplomatique visant à réconcilier abolitionnistes et réglementaristes, puisque tout le monde s’accorde pour dénoncer l’imbécillité et la nocivité de cette mesure, mais on en doute… Ce qui fut fait dans la nuit du 31 mars au 1er avril. Cette année, le poisson d’avril avait des écailles à rayures et s’appelait Dodo la saumure.
Tout est donc rentré dans l’ordre : les prostituées redeviennent des putains et le « client » demeure pénalement absent du marché sordide et criminel de la prostitution alors que, dans les faits, il en est le principal moteur. Quant à la prostitution, elle reste ce fascinant folklore pour esthètes, à base de froufrous fantasmés et d’éternel féminin sexuellement disponible. On ne sait pas s’il y a un bordel en face du Sénat, comme il y en avait souvent un jadis non loin de l’église, mais la constante avec laquelle les sénateurs veillent sur la préservation du patrimoine social et culturel franchouillard force le respect.
Il reste à espérer que, lors de son prochain retour à l’Assemblée, les député(e)s se montreront un poil plus progressistes. Mais l’air du temps électoral et sociétal poussant davantage à se recroqueviller sur le passé plutôt qu’à se tourner vers l’avenir, il est permis de ne pas être excessivement confiant…

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Les braves types
Charlie Hebdo N° 1152, 16 juillet 2014

Les faire-part ne sont pas encore envoyés, mais ils sont imprimés. En attendant d’enterrer pour de bon la loi sur la prostitution votée en décembre par l’Assemblée nationale, les sénateurs ont donné le premier coup de pelle, en la vidant de son sens. La semaine dernière, la commission des lois du Sénat a supprimé l’un des piliers du texte : la responsabilisation pénale des clients.

Décidément, ça ne passe pas. Le consommateur de prostituées ne doit en aucun cas être considéré comme le complice objectif d’un système criminel, comme un acheteur de viande humaine sur les linéaires de la grande distribution des réseaux ou au comptoir du petit commerce du proxénétisme. Il doit rester ce brave type un peu timide qui vit sa sexualité comme il le peut, ou ce libertin décomplexé qui incarne, c’est selon, la gaillardise française ou la République des Lumières.

Prenons un exemple concret, puisé dans l’actualité récente. Un fait divers tiré du Parisien : le 26 juin, les policiers de la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) ont arrêté trois hommes, en Seine-et-Marne, pour avoir séquestré deux jeunes fugueuses, l’une de 14 ans, l’autre de 16 ans, et les avoir contraintes à se prostituer. « Une quarantaine de clients se sont succédé pendant cinq jours dans cet hôtel de Torcy dans lequel ces deux jeunes filles étaient retenues, raconte un flic. Ces deux adolescentes étaient toujours sous la surveillance de deux des trois proxénètes ».

Quarante « braves types » se sont donc succédés sur le ventre de ces deux filles. Quarante. Et pas un seul n’a remarqué qu’il s’agissait d’adolescentes largement mineures, pas un seul n’a prêté attention à leurs geôliers, pas un seul n’a vu qu’elles n’avaient pas du tout envie d’être là et de faire ce qu’elles faisaient. Pas un seul ne s’est posé la moindre question. Faut-il qu’ils aient été concentrés sur leur tâche…

Les pensionnaires de l’hospice du Luxembourg ont raison : les clients de la prostitution ne doivent en aucun cas être inquiétés. Au contraire, il convient de les ménager, car ils semblent atteints d’une lourde pathologie comportementale. Le client ne lit pas les journaux, ne regarde pas la télé, n’écoute pas la radio, et, sur internet, il ne consulte que les sites d’escortes. Quand il sort, il marche avec des œillères, en regardant ses chaussures, et ce n’est que quand ses chaussures s’approchent d’une paire de talons aiguilles qu’il lève un peu la tête pour regarder ce qu’il achète. Puis il replonge sur ses pompes. Par conséquent, le client ne sait pas qu’il existe des réseaux, des trafiquants d’esclaves, des proxénètes, qui contrôlent une très, très large partie du marché où il va faire ses courses sexuelles.

Du coup, quand il se fait tailler une pipe dans sa voiture sur les boulevards extérieurs parisiens, il pense sincèrement que la jeune fille de 40 kg avec des trous plein les bras qui lui rend ce menu « service rémunéré » est là de son plein gré, que c’est un choix, qu’elle aurait pu faire médecine mais qu’elle a préféré entrer plus tôt dans la vie active. Quand il commande une Natacha sur internet, il se dit que si elle ne ressemble pas du tout à la même Natacha qu’il a commandée la semaine dernière, sur le même site, c’est que sa mémoire lui joue des tours. Et la semaine prochaine, quand il redemandera Natacha et qu’elle ne ressemblera pas du tout aux deux autres, il ira s’acheter des gélules de phosphore.

Redevenons sérieux. En réalité, le client de la prostitution se fout complètement de la personne couchée sous lui. Quarante fois sur quarante, comme le montre le fait divers de Torcy. Il aurait tort de s’en soucier, car le système prostitutionnel, qui s’appuie sur le multimillénaire principe sociétal voulant que la femme soit à la disposition sexuelle de l’homme, est fait pour lui. On ne peut donc prétendre vouloir lutter contre un système que tout le monde s’accorde à considérer criminel pour sa plus large part, et laisser son principal acteur dans l’angle mort de la loi, en l’exonérant de ses responsabilités.

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La stratégie du cimetière
Charlie Hebdo N° 1145, 28 mai 2014

Pendant qu’on s’empaille à l’Assemblée nationale sur la « loi famille », le Sénat travaille. La nouvelle peut sembler surprenante, la chambre haute étant davantage réputée pour la qualité de sa cave à vins — la meilleure de Paris, dit-on — que pour le dynamisme de ses pensionnaires, mais le fait est là. Ce mercredi 28 mai, la Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel remet ses conclusions, après plusieurs mois d’auditions. La proposition de loi sur l’abolition de la prostitution, voté en décembre 2013 à l’Assemblée nationale, peut donc désormais être inscrite, ou pas, à l’ordre du jour du Sénat, pour être débattue en séance. Tout l’enjeu tient à cette nuance : ou pas.

On se souvient que les travaux des députés avaient donné lieu à des passes d’armes animées. On avait même vu un nombre conséquent de personnalités et d’intellectuels, qui étaient pourtant restés d’un calme olympien lorsque Sarkozy avait rétabli le délit de racolage passif, prendre la plume ou la parole pour défendre avec acharnement la libre circulation des mâles français sur le ventre des Roumaines et des Nigérianes. Curieusement, cette fois, c’est la plus grande discrétion qui prévaut. Comme si les partisans de la loi du marché aux esclaves prenaient garde à ne pas perturber la quiétude des sénateurs et misaient sur un enterrement pur et simple de la loi.

Ce ne serait pas une première. Le Sénat français s’est souvent avéré être un accueillant cimetière législatif. Pour ne citer qu’un exemple, le droit de vote des femmes a fait à plusieurs reprises les frais, dans l’entre-deux guerres, de l’inertie volontaire des sénateurs. Adopté en mai 1919 par la Chambre des députés, il sera rejeté au Sénat trois ans et demi plus tard. Nouveau vote favorable des députés — uniquement pour les élections municipales, cette fois — en avril 1925, mais les sénateurs font comme s’ils n’avaient rien entendu. Puis ils refusent par trois fois, en juin 1928, en mars 1929 et en juin 1931, d’inscrire la question à l’ordre du jour. Et quand, en 1936, la Chambre, dans la foulée de la victoire du Front populaire, adopte le droit de vote des femmes à l’unanimité, le Sénat fait de nouveau la sourde oreille. La Deuxième Guerre mondiale venant clore le débat, il faudra qu’en 1944 le Gouvernement provisoire confirme par ordonnance la décision du Comité français de Libération nationale pour que les femmes accèdent enfin au suffrage universel, sans que cette fois l’avis des hôtes du palais du Luxembourg soit sollicité… Plus prudent, en effet.

Les opposants à la loi connaissent donc bien l’Histoire et, pour l’instant, à quelques rares exceptions, adoptent plutôt la stratégie de la cérémonie funèbre, privilégiant le recueillement. C’est dommage, car ils nous privent, pour certains, de bien beaux arguments. Il serait intéressant d’entendre ceux de José Bové, par exemple, qui est parti en vrille contre la PMA car il a toujours été contre « tout ce qui peut aller vers une manipulation, une marchandisation du vivant », mais qui, en mars dernier, a refusé de voter en faveur d’une résolution du Parlement européen sur les droits des femmes sous prétexte qu’il y était mentionné que « la prostitution est une violence faite aux femmes » (voir Charlie N° 1135). On aimerait beaucoup qu’il nous explique en quoi la prostitution n’est pas une marchandisation et ce qui exclut les personnes qui y sont soumises du domaine du vivant…

Mais quelle que soit la stratégie adoptée par ceux qui souhaitent le maintien du statu quo, la question reste posée : le Sénat glissera-t-il sous ses épais tapis la loi sur la prostitution, ignorant la récente résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui demande aux États membres d’« envisager la criminalisation de l’achat de services sexuels, basée sur le modèle suédois, en tant qu’outil le plus efficace pour prévenir et lutter contre la traite d’êtres humains » ? Car les sénateurs ont une responsabilité : enterrer cette loi, c’est enterrer avec elle quelques millions de victimes, présentes et à venir.

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Du compost dans la tête

Charlie Hebdo N° 1135, 19 mars 2014
Les Verts aiment la nature, toute la nature, rien que la nature. De là à ne jurer que par les lois naturelles, il n’y a qu’un pas que beaucoup d’entre eux franchissent allègrement, foulant de leurs sandales vegan le pré d’ordinaire réservé aux mâles guerriers et bouffeurs de viande crue. Ainsi, le 11 mars, au Parlement européen, les députés du Groupe des Verts ont contribué, en s’abstenant en nombre, au rejet du rapport présenté par l’eurodéputée communiste portugaise Inês Cristina Zuber, apportant du même coup un précieux soutien à la droite traditionnaliste et à l’extrême droite, qui ne veulent pas entendre parler de ce texte castrateur, impie et contre-nature qui appelle les États membres de l’UE à « garantir […] l’égalité de rémunération à travail égal entre les femmes et les hommes », à « garantir le droit à l’IVG » et à lutter contre les stéréotypes sexistes à l’école.

Les rapports du Parlement européen n’ayant généralement aucune valeur contraignante, il ne s’agit par conséquent que d’une pure question de principe. Les abstentionnistes Verts — dont José Bové et Daniel Cohn-Bendit — sont-ils donc opposés à l’égalité salariale, à l’IVG et à une éducation égalitaire ? Répugnent-ils à considérer les femmes autrement que comme de charmants animaux de compagnie, dont la fonction est de pondre des descendants et de servir l’homme en toute circonstance et quels que soient ses caprices, ainsi qu’en ont décidé Dieu, Dame Nature et Éric Zemmour ? Ils s’en défendront certainement, mais il y a de ça.

La raison qui a conduit une bonne moitié des Verts européens à faire capoter le rapport Zuber tient en une phrase. Une petite phrase, perdue au milieu de 80 recommandations relatives aux droits des femmes, mais qui dit l’inacceptable : « la prostitution est une violence faite aux femmes ». Pourtant, les Verts savent faire des concessions, et pas seulement lorsqu’ils exercent des responsabilités gouvernementales. Localement, ils s’accommodent fort bien de côtoyer des toreros et des afficionados revendiqués sur des listes électorales, par exemple… Mais, sur la prostitution, ils sont intraitables.

Car, aux yeux bucoliques des Verts, la prostitution, c’est un peu comme l’agriculture : il y a la mauvaise, industrielle, nocive pour la santé, entre les mains de réseaux qui nous refilent des prostituées pleines de pesticides et d’antibiotiques, et la bonne, locale, exercée par des putains à l’ancienne qui évoluent en libre parcours, dans des fermes-bordel modèles qui pratiquent un proxénétisme équitable. Une vision fantasmatique régulièrement contredite par les faits et les chiffres, mais il ne faut pas briser le rêve de l’auguste semeur de sperme bio. L’ennemi de José Bové, c’est McDo, pas Dodo la saumure, qui est un petit producteur. Il y a deux siècles, les Verts auraient défendu les esclavagistes au prétexte que le coton était ramassé à la main, par des esclaves qui chantaient du blues en travaillant, preuve qu’ils étaient consentants…

Les Verts sont contre la marchandisation, sauf celle des corps. Ils sont contre les lois du marché, sauf lorsqu’elles s’appliquent à la sexualité et à l’intime. Ils sont pour la décroissance, sauf celle des violences que subissent quotidiennement des millions de femmes contraintes de subir en moyenne une vingtaine de rapports sexuels par jour. Ils appellent à « renforcer la lutte contre le proxénétisme », mais veulent que, comme c’est le cas dans tous les pays réglementaristes, on transforme les proxénètes en braves entrepreneurs. Ils prétendent vouloir changer le monde, mais défendent un privilège archaïque qui met des êtres humains — des femmes — à la disposition sexuelle d’autres être humains — des hommes. Si Areva mettait des bas résilles à ses centrales nucléaires, les Verts militeraient pour la liberté d’exercice de l’atome.Menu

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La nuit parisienne

Charlie Hebdo N° 1128, 29 janvier 2014
Ouf ! Franck Ribéry et Karim Benzema sont en passe d’être lavés de tout soupçon d’infâmie. Même le procureur a demandé leur relaxe « pure et simple » dans « l’affaire Zahia », constatant l’impossibilité de prouver que les accusés connaissaient l’âge réel de leur terrain de jeu, et le tribunal, qui rendra sa sentence le 30 janvier, devrait logiquement aller dans ce sens.

S’agissant plus précisément de Ribéry, le pauvret s’étant vu souffler tout récemment le Ballon d’or 2013 par un bellâtre portugais, il serait en outre inhumain d’ajouter l’injustice à l’humiliation nationale. D’autant qu’il faut bien reconnaître que la sournoise Zahia a tout fait pour ressembler à l’idée qu’on se fait d’une vraie femme dans le milieu de la « nuit parisienne », où rôdent tant de « michetonneuses » et « starfuckeuses », qu’il est bien difficile de distinguer des escorts professionnelles dûment mandatées par les réseaux qui les font « tourner ». On ne peut décemment pas demander à un footballeur d’être, sur ce point, plus perspicace qu’un ex-directeur du FMI.

Car n’oublions pas l’essentiel, qui n’a curieusement pas été souligné par la défense : Franck Ribéry évolue dans un environnement professionnel où l’on fait beaucoup de choses, comme on dit dans une autre discipline sportive, « à l’insu de son plein gré ». Un de ses collègues, par exemple, fait des gestes antisémites sans s’en rendre compte, persuadé qu’il se contente de faire une « quenelle antisystème » — il faut d’ailleurs rendre hommage au courage désintéressé de Nicolas Anelka, qui s’en prend ainsi à un « système » qui lui a quand même permis d’encaisser 58 millions d’euros de revenus en 2013…

Oui, Ribéry est un footballeur pro. Il exerce un métier où il faut se débarrasser des neurones superflus, susceptibles de faire prise au vent quand on court. Ribéry court très vite. À ce titre, on peut difficilement attendre de lui, en termes de relations humaines, autre chose que l’essentiel : savoir faire la différence entre un ballon et un nichon. Ce qui n’est pas si facile, car ils ont la même terminaison. Là-dessus, on ne peut rien lui reprocher : il a compris qu’avec l’un, il n’a pas le droit de mettre la main, et qu’avec l’autre il n’a pas le droit de mettre le pied. Au-delà, on rentre dans le débat pour café-philo, et, comme on a pu le constater par la haute tenue intellectuelle des interventions de certains protagonistes lors du procès (lire la rubrique de Sigolène Vinson en page 4), la « nuit parisienne » n’est pas un café-philo.

Un acteur de la « nuit parisienne » — ou de la nuit lilloise, en ce qui concerne l’ex-directeur du FMI —, qu’il appartienne au monde du sport professionnel, du show-biz, de la com’ ou de la politique, sait bien sûr qu’avant 18 ans, en France, il est interdit de considérer une femme avant tout comme un sac à foutre. Après, moyennant finances, c’est open bar, mais avant, respect. L’ennui, c’est que l’acteur de la « nuit parisienne » ne dispose que d’un seul outil pour déterminer l’âge — ou le talent, ou l’intelligence, ou la motivation professionnelle — d’une femme : le lit. C’est ce qu’a expliqué au tribunal Kamel Ramdani, l’organisateur de la rencontre poussée entre le « cadeau d’anniversaire » Zahia et Franck Ribéry à Munich : « Franchement, au lit, elle avait 18 ans ! ». On ne peut donc mettre en doute la bonne foi de cette élite qui fait toute la saveur de la France libertine.

Et s’il arrive que l’outil scientifique d’estimation se trompe, comme c’est le cas ici, alors il doit être tenu pour seul responsable. Certes, un bon ouvrier se doit d’avoir des bons outils, mais il serait déplacé de chercher des noises judiciaires à Ribéry et à ses amis, au prétexte d’un bête lit mal réglé. Ce serait faire un bien mauvais procès à, répétons-le, cette élite qui se bat pour que Paris reste toujours Paris, et pour que la femme reste éternellement cette délicieuse garniture de literie, disponible dans tous les modèles, à tous les prix et, bien sûr, à tous les âges.Menu

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Sous les pavés, le tapin

Charlie Hebdo N° 1057, 19 septembre 2012
Sommes-nous à la veille de la publication d’un nouveau « Manifeste des 343 salopes », dans lequel d’éminentes personnalités revendiqueraient la liberté de se prostituer, déclarant qu’elles-mêmes ont fait le trottoir pendant un mois — moins, ce n’est pas du jeu — et que c’est un droit qui doit être offert à toutes et à tous ? En tout cas, depuis que Najat Vallaud-Belkacem, tout juste nommée ministre des Droits des femmes, a fait part de son intention d’abolir la prostitution, il ne se passe guère plus d’une semaine sans qu’apparaisse dans Libé, Le Monde, Le Nouvel Obs, une tribune signée de grandes consciences de gauche, expliquant avec beaucoup de conviction que le tapin constitue la dernière frontière de la liberté individuelle et qu’il s’agit du combat féministe le plus important depuis la lutte pour l’IVG.
Certes, il y a les réseaux, les trafiquants, les proxénètes, qui sont bien laids et qu’il faut combattre. Mais, après tout, ils ne contrôlent que 90 % du marché de la prostitution. Un détail, donc. Pensons d’abord à celles et ceux qui auraient fait le « choix » de se prostituer, et qui incarnent le droit à disposer librement de son corps. On aurait envie de demander où est le « choix », quand on exerce une activité qui résulte d’une violence économique, sociale ou physique, — et souvent des trois à la fois —, et qu’on l’exerce au mieux par défaut… Mais on ne voudrait pas casser l’ambiance libertarienne qui règne dans les débats. Voyons plutôt en quoi la prostitution serait de gauche et progressiste.
Au delà de sa dimension libératrice, la prostitution aurait une fonction sociale. Elle serait la nécessaire thérapie à la « misère sexuelle ». D’accord, marcher avec les pieds en dedans, puer du bec, sentir sous les bras et ne pas avoir de chance avec les filles, ce n’est pas une vie. Mais louer sa bouche, son vagin et son anus à des inconnus vingt fois par jour, sept jours sur sept et pendant des années, on appelle ça comment ? De l’épanouissement sexuel ? Colmater une misère avec une misère encore plus grande, que voilà une intéressante idée de gauche… Aussi intéressante que la fable, toujours colportée, qui dit que la prostitution permet de réduire le nombre de viols. Rappelons que, dans un État laïc et démocratique, même de droite, on ne lutte pas contre le crime en faisant des sacrifices humains…
Et puis, il y a les handicapés. Ah, les handicapés, que l’on respecte au point de considérer qu’ils n’auraient que la prostitution pour vivre leur sexualité, et dont on se préoccupe beaucoup moins dès lors qu’il s’agit de leur permettre d’avoir accès à des services autres que sexuels. Selon un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) paru la semaine dernière, 15 % seulement des établissements destinés à recevoir du public sont aujourd’hui accessibles aux handicapés. Avant de penser à leur offrir des rampes d’accès pour aller au bordel, on pourrait peut-être leur en construire pour aller à la Sécu…
Enfin, la prostitution serait une activité banale : tout le monde s’y livrerait, sous une forme ou une autre. L’écrivain Dominique Noguez a été jusqu’à comparer, dans Le Monde, l’exercice de la prostitution au métier de prof ou d’avocat… Aurait-il le même avis si sa fille venait lui annoncer qu’elle compte intégrer le cabinet de Dodo la Saumure ? Pas sûr.
Tout compte fait, il est peu probable que soit publié un jour un « manifeste des 343 putains ». Ceux qui reprochent aux abolitionnistes de parler à la place d’autrui ne conçoivent pas un seul instant qu’eux-mêmes ou leurs enfants puissent exercer ce « travail », qu’ils trouvent follement libérateur exercé par d’autres — majoritairement étrangers…
Il est bien évident que, dès lors que l’on est entre adultes responsables et consentants, chacun est libre d’avoir la sexualité qu’il souhaite, y compris la plus fantaisiste et la plus débridée. Personne ne songe à interdire à Catherine Millet d’aller s’éclater dans des gang bang. On fera simplement remarquer aux esthètes qu’elle en a fait un livre, pas un métier. Menu

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« Arts du lit »

Les nouvelles élucubrations d’Antoine
Charlie Hebdo N° 1066, 21 novembre 2012
Le marin-chanteur Antoine devrait aborder la terre plus souvent. Ce n’est pas tant qu’il nous manque, mais ça lui permettrait au moins de constater que le monde n’est pas uniquement peuplé de gentils dauphins et d’étoiles de mer. Dans une très bucolique interview parue dans Libération le samedi 10 novembre, à l’occasion de la tournée médiatique de promotion de son nouveau disque, le demi-Carlos dresse un étonnant portrait de la prostitution, rebaptisée pour la circonstance « arts du lit », où tout n’est que beauté, douceur, sable blanc et harmonieux échanges sexuels en toute indépendance. En résumé, les Bisounours font le trottoir.
Bien sûr, Antoine ne nie pas qu’il existe, de-ci, de-là, des « filles violentées par les mafias ». Mais elle n’ont rien à voir avec les « escorts de luxe », par exemple, qui ne sont elles victimes d’aucun réseau, d’aucun proxénète, comme l’a encore démontré tout récemment l’affaire du Carlton de Cannes, avec son maquereau libanais — mais de luxe — qui fournissait, entre autres, la famille Kadhafi, grand mécène des arts, en tableaux vivants.
La vérité, c’est que ce sont les affreux abolitionnistes puritains qui causent « l’essentiel des laideurs du travail du sexe ». Ah ! la solaire beauté des hypermarchés de la viande humaine à la frontière espagnole, l’apaisante harmonie qui régnait dans les « beaux bobinards » de papa, où les filles insoumises étaient envoyées en dressage ou en punition au si bien nommé Panier fleuri, maison d’abattage de la Porte de la Chapelle où elles enchaînaient les passes sur une paillasse avec pour muse un seau d’eau…
Pour quelqu’un qui rappelle dès qu’il en a l’occasion qu’il est diplômé de l’École Centrale, pépinière d’ingénieurs pour grandes entreprises, Antoine devrait savoir qu’avant d’être un « art du lit », la prostitution est surtout un système économique fondé sur la violence et la contrainte, et contrôlé, depuis une éternité, par le crime organisé. Admettons à la rigueur que, dans une société idéale, sans proxénètes, sans mafieux, sans réseaux, et avec plein d’aurores boréales, la prostitution puisse se concevoir, ainsi que le fantasme Antoine, comme un art libertin exercé en toute liberté et sans pressions d’aucune sorte, ni physique, ni psychologique, ni économique. Mais, en attendant ce monde merveilleux, la réalité de la prostitution, même légale, c’est Dodo la Saumure. Et, aux dernières nouvelles, il n’est pas conservateur au musée des Beaux-Arts de Bruxelles.
Le seul rapport entre les personnes prostituées et certains poètes et peintres maudits, c’est qu’elles meurent jeunes. Leur espérance de vie est peu ou prou celle d’un sdf. Et elle commencent jeunes, aussi : au niveau mondial, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution, c’est 13 ans. Âge moyen. Ce qui signifie que beaucoup commencent bien plus tôt. Comment faut-il les appeler, ces enfants ? Des petits Mozart ?
Le « libre penseur » des mers s’enorgueillit en outre de parler couramment anglais — la vulgaire piétaille abolitionniste n’ayant pour sa part que de vagues notions scolaires qui ne lui permettent pas de déchiffrer les textes autres que francophones. Il devrait donc avoir lu les derniers rapports des autorités néerlandaises, qui sont traduits dans la langue de Shakespeare, pardon, d’Antoine. Il y apparaît que la légalisation de la prostitution a fait proliférer les réseaux de traite, y compris dans le secteur légal. Logique : quand le marché est ouvert, les investisseurs accourent. Parce c’est bien de cela dont il s’agit, et pas d’arts sexuels.
L’exploitation de la prostitution permet le meilleur retour sur investissements qui soit. Elle coûte peu et rapporte énormément — plus de 300 milliards de dollars de revenus estimés. Les proxénètes pourraient donner des cours dans les écoles de commerce, Adam Smith et Milton Friedman peuvent aller se rhabiller. La sexualité ne perdra rien avec l’abolition de la prostitution, en revanche, l’économie de marché perdra beaucoup.
Il ne suffit pas de s’émerveiller de ce qui peut se passer sur le lit, il faut aussi regarder ce qui se passe dessous. Antoine devrait profiter des promos chez l’opticien dont il est la figure de proue publicitaire pour s’acheter une bonne paire de lunettes. Menu

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Profils bien membrés

N° 1078, 12 février 2013
C’est une découverte qui remet totalement en question les connaissances scientifiques et médicales actuelles : l’homme, le vrai, a trois membres. Jusqu’ici, l’anatomie nous enseignait qu’il en possédait quatre : deux bras, deux jambes. C’était une erreur, et sa divulgation révolutionne par la même occasion les mathématiques, puisque, désormais, deux plus deux font trois. La révélation n’a pas été faite par d’éminents chercheurs en sciences fondamentales, mais par de simples étudiants de Sciences Po Bordeaux, fondateurs du groupe Facebook « Osez le masculinisme ». Ils sont formels : « La parité enferme l’homme dans sa condition sexuelle et le réduit à un pénis. Pourquoi devrions-nous céder notre place sous prétexte d’être né avec un troisième membre ? ».
Si nous avons bien compris quel « membre » est indispensable à notre statut d’homo masculinis, ces audacieux émules d’Éric Zemmour ne précisent pas à quels autres membres il nous faut renoncer pour être enfin des mâles dignes de ce nom. Doit-on se couper deux bras ? Deux jambes ? Un bras et une jambe ? Peut-être les quatre à la fois, car il est fort probable que les deux rognons qui complètent notre glorieuse nature masculine doivent être, eux aussi, considérés comme des « membres » à part entière. Et là, le compte y est, ça fait bien trois… Quoi qu’il en soit, Copernic et Galilée peuvent aller se rhabiller. La Terre ne tourne pas autour du soleil, mais autour de l’astre Phallus, qui, comme chacun sait, se trouve au centre de la galaxie Roubignoles.
Faisons le point. Ce concours de quéquettes savantes ne se déroule pas dans n’importe quelle cour de récréation, mais dans celle de Sciences Po. Or, l’IEP de Bordeaux, comme tous les Instituts d’études politiques de France, est censé former autre chose que des successeurs de Jean-Marie Bigard. Ses étudiants iront grossir les rangs de la haute fonction publique, des médias, des cabinets « d’analystes » et, même, de la politique… Ils contribueront à produire, et pas de façon anecdotique, les règles et les idées de demain. Doit-on s’attendre à les voir, une fois en poste, lancer de grands débats à l’image de ceux qu’ils ont initiés au sein de leur groupe Facebook — « Pour ou contre l’excision ? », « Pour ou contre le viol collectif ? » — ou organiser des colloques sur le thème « Les féministes sont des lesbiennes » ?
Quant au masculinisme, dont ils se revendiquent, s’il est un mouvement relativement marginal en France, il l’est beaucoup moins aux États-Unis et au Québec, où ses « membres » délirent sans fin sur leur émasculation sociale par le lobby femelle et appellent à lutter les armes à la main. Il arrive même parfois que certains d’entre eux, lassés des palabres, passent à l’acte et massacrent quelques étudiantes, comme ce fut le cas le 6 décembre 1989, à l’École polytechnique de Montréal — quatorze tuées, dix-neuf blessées.
Certes, à Sciences Po Bordeaux, nous n’en sommes pas encore là. Pour le moment, on se contente de « second degré », comme en témoignent les appellations giga fun de l’équipe de volley masculine — « les violleyeurs » — ou de l’équipe de rugby féminine — « mi-putes, mi-soumises ». Surtout, la direction veille. Elle a interdit le groupe Facebook incriminé, a porté plainte pour « utilisation frauduleuse de la marque Sciences Po Bordeaux » et a convoqué huit étudiants « afin de les interroger ». Mais, comme l’explique à l’Express le directeur de la communication de l’IEP, « on ne va pas non plus virer un étudiant parce qu’il a “aimé” un post »… Et puis, après tout, cette future « élite » sera raccord avec des parlementaires qui sifflent une ministre quand elle porte une robe à fleurs.
Sans insulter l’avenir, comme on dit, on peut tout de même s’interroger sur ce qu’il nous réserve. Car, pour rester dans le domaine de l’anatomie, il est évident que ces mâles au lait cru, qui se destinent pour certains à tenir les commandes de l’État, pensent avec un organe qui n’est absolument pas fait pour ça. Menu

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Chronique écrite à l’occasion de la participation de Gérard Biard au jury du concours de plaidoiries organisé par la Fondation Scelles, février 2013

L’esclavage est-il un métier ?

Il paraît que la prostitution est un « métier ». Le « plus vieux du monde », même. Drôle de métier, dont la « vocation » ne toucherait que les plus pauvres d’entre les pauvres. Drôle de métier, dont la « formation » se ferait à coups de pied dans le ventre et à coups de seringue dans les bras, avec de temps en temps un viol collectif en guise de stage d’insertion. Drôle de métier, qui consisterait à passer ses journées et ses nuits accroupie entre deux camions ou appuyée contre un arbre, pour recevoir dans sa bouche, son anus et son vagin le sperme de centaines et centaines d’inconnus. Drôle de métier, qui serait « encadré » par des truands et des trafiquants de bétail humain. Drôle de métier, dont l’écrasante majorité de la « main d’œuvre » serait constituée d’esclaves.
Soyons sérieux. La prostitution n’est pas un métier, mais une activité cauchemardesque exercée sous la contrainte. Contrainte économique, contrainte physique, contrainte psychologique, souvent tout à la fois. Et cette activité est exclusivement entre les mains du crime organisé, qui en a fait un système économique reposant sur une construction sociale il est vrai millénaire — le patriarcat et la domination masculine —, et générant des profits colossaux pour un investissement minimum. Cela a toujours été le cas, ça l’est encore plus à l’heure de la mondialisation décomplexée et du « marché » tout puissant.
Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de la prostitution, derrière Irma la douce, qui est un fantasme, on trouve toujours Dédé la saumure, qui est une réalité. Si l’on considère que la prostitution est un métier, il faut admettre que le proxénète est un chef d’entreprise respectable et que les réseaux de trafiquants sont des multinationales honorables, susceptibles de figurer au Cac 40.
Oui mais, disent les réglementaristes, il existe des personnes prostituées qui exercent cette activité par choix et en toute indépendance. On ne peut pas les ignorer, il faut leur donner des droits et ne pas décourager l’auto entrepreneuriat. Sans doute. Mais peut-on construire la « liberté » de quelques uns sur l’exploitation de la majorité ? Les partisans du capitalisme sauvage et de la loi de la jungle répondront oui, sans hésiter. Ce n’est pas mon cas. J’estime que l’urgence n’est pas de règlementer la situation de quelques centaines d’individus qui affirment avoir fait un choix — et qui ont donc une alternative —, mais de mettre un frein à l’exploitation inhumaine de dizaines de milliers de personnes qui n’ont pas le choix, et qui sont réduites au silence.
La réglementation n’empêche pas le proxénétisme et le développement des réseaux. Au contraire, elle leur offre une aire de jeu inespérée, sur laquelle ils peuvent évoluer et proliférer, aussi bien à découvert que de façon souterraine, comme le constatent aujourd’hui les autorités néerlandaises et allemandes. Logique. D’abord parce que, pour réglementer la prostitution, on a été obligé d’assouplir les lois sur le proxénétisme. Ensuite parce que, puisque le « marché » est ouvert et que la « demande » est encouragée, on aurait tort de se gêner.
La réglementation n’empêche pas la prostitution de rue. À la Jonquera, les gangs de maquereaux et de passeurs se battent pour le contrôle des ronds-points, tandis qu’à Bonn et à Zurich, la municipalité a installé des horodateurs pour les prostituées de rue, en constante augmentation, afin que ces « fraudeuses d’impôts » n’échappent pas aux taxes prélevées sur les prostituées qui exercent en « maison »…
La réglementation n’est pas un gage de sécurité pour les personnes prostituées. Dans les pays réglementaristes, la prostitution illégale, donc clandestine, est en constante augmentation.
La réglementation n’est pas la forme la plus aboutie du progrès social. Combien de temps les personnes prostituées qui se proclament indépendantes pensent-elles le demeurer, indépendantes, dès lors que l’on offrira une possibilité aux proxénètes et aux réseaux d’exercer en toute légalité ? On se plaint déjà des patrons voyous, que dira-t-on le jour où les vrais voyous auront le droit d’être patron ? On souhaite bien du plaisir, et surtout une belle force de conviction, aux futurs avocats des « travailleuses du sexes » qui plaideront le harcèlement devant les Prud’hommes… En Bavière, une chômeuse s’est récemment vue proposer par le bureau d’emploi local un poste d’« hôtesse » dans un bordel. Doit-on considérer cela comme une « offre raisonnable » ? Et à partir de combien de refus d’« offres raisonnables » de ce type se voit-on privé de ses droits à indemnisation ?
L’abolition de la prostitution n’est pas une question de morale, mais une question de justice. Ce n’est pas un hasard si ces prix 2013 de la Fondation Scelles se sont ouverts par un concours de plaidoiries. Je ne crois pas forcément aux vertus punitives de la loi, en revanche, je crois en ses vertus pédagogiques. En démocratie, la loi s’adresse avant tout à ceux qui la respectent, qui sont la majorité. Pour combattre la violence routière, on n’hésite pas à brider la « liberté » de quelques uns, qui trouvent viril de débouler à cent kilomètres heures devant une école. Pourquoi faudrait-il s’interdire d’inverser enfin la charge pénale, de supprimer cet aberrant délit de racolage qui punit exclusivement les victimes, et de responsabiliser pénalement les clients de la prostitution, qui sont non seulement les complices, mais le principal moteur d’un système d’exploitation criminel ?
Il ne s’agit pas de les clouer au pilori, encore moins de les jeter en prison, qui sont suffisamment surpeuplées comme ça — en Suède, aucune peine d’incarcération n’a jamais été prononcée —, mais simplement de dire au citoyen que le système prostitueur n’a pas sa place dans un état de droit qui a inscrit le principe d’égalité dans sa Constitution. La France a aboli les privilèges, l’esclavage, la peine de mort, elle ne peut qu’abolir la prostitution.
La question que l’on doit se poser est politique : quelle société voulons-nous ? Personnellement, j’aspire à un avenir, le plus proche possible, où Jean-Pierre Pernault, concluant son journal de treize heures par un de ces goûteux reportage sur les « vieux métiers oubliés », tricoteurs de bérets en foin des Cévennes et tailleurs de sabots en bouse de yack du Morvan, nous présentera, des trémolos dans sa belle voix de vigie de la France profonde, la dernière prostituée de France, flanquée de son maquereau noyé dans sa saumure. Menu

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Pute ou radiée, il faut choisir

Charlie Hebdo N° 1082, 13 mars 2013
Le 8 mars, toute l’Europe a célébré comme il se doit la très symbolique — dans tous les sens du terme — Journée internationale des femmes. L’Allemagne, dirigée par une chancelière et toujours préoccupée de faire sauter le « plafond de verre » dans ses entreprises, n’a, naturellement, pas été en reste. En cette journée œcuménique, pas question de piétiner, de quelque façon que ce soit, l’image de la femme, égale de l’homme en toutes circonstances. En cette journée seulement. Car la même semaine, l’Agence fédérale pour l’emploi publiait sur son site internet une annonce invitant les chômeuses dans le besoin à « travailler comme dame de compagnie dans un service d’escorte exclusif ». En clair, à se prostituer, au lieu de rester oisivement chez elles à se faire du lard avec l’argent du contribuable.
Ce n’était certes pas une première, puisque, en février, une jeune femme de  Bavière s’était déjà vue proposer par son agence pour l’emploi locale un poste d’« hôtesse » dans un bordel. Mais, cette fois, on ne peut plus invoquer une initiative régionale isolée et malheureuse. C’est l’État en personne qui lance aux Allemandes : vous cherchez du travail ? Faites le trottoir. « Aucune expérience dans le domaine » n’est exigée, précisait d’ailleurs l’annonce, rappelant ainsi qu’en la matière la femme dispose de compétences innées… C’est sans doute ce qu’on appelle, dans le jargon libéral, une « offre raisonnable d’emploi ». La question étant de savoir au bout de combien de refus d’offres de ce genre on perd ses droits à indemnisation…
Après tout, où est le problème ? Dans un pays qui considère que la prostitution est un travail comme un autre, on ne voit pas au nom de quelle éthique contre-productive les agences pour l’emploi s’interdiraient de se conduire en mères maquerelles. Soyons pragmatiques ! En toute logique, la prochaine étape de cette intéressante évolution du modèle social allemand devrait être l’intégration, dans le programme de « retour à l’emploi » pour les chômeuses de longue durée, d’un stage de réinsertion professionnelle chez Helmut la Saumure.
Dans une mémorable chronique à propos de l’accord civil entre Nafissatou Diallo et DSK publiée en décembre 2012 dans Libération, Marcella Iacub — oui, encore elle — écrivait :  « Celles qui dénoncent la prostitution devraient se demander si elles ne seraient pas prêtes à laisser leurs principes de côté si on les payait, comme à la spectaculaire Nafissatou Diallo, 6 millions de dollars pour une pipe. […] Et si après cette prestation à 6 millions leur en étaient proposées d’autres au même tarif, ces militantes regarderaient la suggestion comme un miracle comparable au fait de gagner au loto ». Aujourd’hui, l’État allemand ne dit pas autre chose : toutes les femmes sont des putes, ça n’est qu’une question de prix. Ou, en l’occurrence, de situation sociale. En temps de crise, on ne fait pas la fine bouche, mesdames…
L’exemple des pays réglementaristes comme l’Allemagne devraient nous inciter encore davantage à cesser d’habiller la prostitution des atours romantiques et fleuris de la liberté sexuelle, pour ne la voir enfin que pour ce qu’elle est : une gigantesque entreprise économique et commerciale, un marché aux esclaves globalisé, avec ses multinationales, ses PME et son artisanat misérable.
Le système prostitutionnel, ce n’est pas l’incarnation de la sexualité chevauchant, libre et triomphante, dans les vertes prairies du plaisir, c’est le capitalisme sauvage avec du poil autour. Et l’initiative du Pôle emploi allemand, qui sera, n’en doutons pas, imitée dans d’autres contrées réglementaristes, rend enfin concret ce grand rêve humide libertarien, où la femme et l’homme ne seront plus des citoyens, mais des masses de chair, de muscles et de muqueuses au service exclusif du marché. Menu

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Touche pas à ma bite !

Charlie Hebdo N° 1116, 6 novembre 2013
La mode est aux pétitions de volatiles. Après les « pigeons » entrepreneurs, les « poussins » auto-entrepreneurs, les oies gavées du foot, et en attendant les vautours de la finance, voilà la révolte des coqs de bordel. Soit « 343 salauds » autoproclamés, qui s’élèvent contre la proposition de loi visant à pénaliser les clients de la prostitution, via un manifeste titré « Touche pas à ma pute ! », où le pronom possessif prend tout son sens. Double détournement donc, l’un d’un mouvement pour l’égalité — « Touche pas à mon pote ! » —, l’autre pour la défense du droit à l’IVG — « Le manifeste des 343 ». Particulièrement gonflé, donc, s’agissant ici de défendre la « liberté » du brave gars qui va se vider la misère sexuelle — c’est le mot savant pour « couilles » — entre deux camions, dans une Ghanéenne à peine majeure shootée jusqu’aux yeux. Laquelle Ghanéenne en est à sa quinzième passe de la soirée. Et la nuit est longue, quand on est au service de la liberté — mais en contrepartie, la vie est courte…
Attention, ces « salauds » ne sont pas pour autant des monstres. Ils n’aiment « ni la violence, ni l’exploitation, ni le trafic des êtres humains », et ils attendent « de la puissance publique qu’elle mette tout en œuvre pour lutter contre les réseaux et sanctionner les maquereaux ». Mais le brave gars, toujours lui, qui est la raison d’être du commerce desdits maquereaux, pas question de lui coller une amende, ni de lui rappeler, stage à l’appui, qu’il participe activement à l’un des trafics les plus dégueulasses — et les plus lucratifs — qui soient. Car l’État n’a pas à se mêler de la sexualité des citoyens.
Pourtant, il le fait déjà. Quand il légifère sur le harcèlement sexuel ou sur le viol, par exemple — « répression » au service du « sexuellement correct » ? Il rentre même carrément dans les chambres à coucher quand il pénalise le viol conjugal. Pourquoi devrait-il s’interdire d’agir sur le viol commercial ? Parce que c’est du commerce ? Il est vrai que, en l’état actuel de la loi, le seul cas où le consommateur d’être humain risque une amende, c’est s’il paye en fausse monnaie… Et puis, il faudrait savoir : si l’on considère que la prostitution est un travail comme un autre, il faut admettre que la sexualité est un domaine comme un autre, sur lequel l’État a toute légitimité à se prononcer, dans le cadre du débat démocratique.
Ces hérauts de la liberté qui s’enorgueillissent d’aimer la littérature — dont on se demande ce qu’elle vient faire là — invoquent « le consentement de [leurs] partenaires », dont ils ne sauraient se passer « sous aucun prétexte ». Cela va sans dire. Il semblerait toutefois que ces fins lettrés ont oublié de lire les quelques milliers de pages qui ont été écrites sur le consentement, qui n’a rien à voir avec le choix. On s’étonne aussi que ces amateurs de belles-lettres et d’esprits élevés, dont certains se réclament des Lumières, ignorent qu’une liberté qui s’exerce aux dépens d’autrui, ça s’appelle un privilège.
C’est la grande qualité, paradoxale, de ce manifeste : il dévoile de manière éclatante ce qui se dissimule derrière le discours réglementariste sur la prostitution. Ce n’est évidemment pas de la liberté des femmes à disposer de leur propre corps dont il est question, mais bien du privilège des hommes de disposer du corps des femmes. L’anthropologue Françoise Héritier a parfaitement résumé le problème : « Dire que les femmes ont le droit de se vendre, c’est cacher que les hommes ont le droit de les acheter ».
À leur décharge, il faut reconnaître que nos « salauds » ne cherchent pas à cacher grand chose. Ils ont signé un texte titré « Touche pas à ma pute ! », mais dont chaque ligne clame en fait « Touche pas à ma bite ! » Et sans rire, en plus. Allons, les gars, un peu de modestie… Remettez vos choses à leur place, à savoir entre vos jambes et non pas au centre de l’univers, et cessez de vous croire obligés de soutenir la civilisation à la force de votre virilité. Ça reposera tout le monde, vous les premiers. Menu

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Le client est roi

Charlie Hebdo N° 1120, 4 décembre 2013
Il faudrait être sourd et aveugle pour ignorer que la proposition de loi visant à abolir la prostitution, qui a été débattue vendredi dernier et doit être soumise au vote ce mercredi 4 décembre, est « liberticide », « puritaine » et « antisexe ». Depuis des mois, on assiste à une avalanche de tribunes, pétitions et interventions diverses nous mettant en garde contre ce danger qui menace la France des Lumières : la pénalisation du client. Toutes appellant, cela-va-de-soi-vous-pensez-bien, à lutter contre proxénètes et réseaux, mais toutes développant un argumentaire qui les ignore superbement.
Mention spéciale au Monde, très en pointe sur la rigueur journalistique et l’illustration-choc — « clients pénalisés, prostituées assassinées »… — et à Libération, qui a convoqué dans son numéro du 26 novembre pas moins de trois « experts » sur la question, tous opposés à la loi. Un chercheur au CNRS qui n’a visiblement lu, de toute sa carrière, qu’un seul et unique rapport — celui sur la « faillite » du modèle suédois, bien entendu. Un psychanalyste quelque peu confus qui convoque Victor Hugo en oubliant ce qu’a déclaré l’auteur des Misérables sur le sujet — « On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution »… Et un comique : Luc Le Vaillant, qui refuse que l’État se mêle de sexualité, mais réclame des « bordels d’État »… Bref, de braves garçons pragmatiques et épris de liberté échevelée, mais pas forcément cohérents.
On peut trouver surprenante et soudaine l’indignation de cette gauche-tartufe, qui s’oppose aux lois du libre marché sauf lorsqu’il s’agit de les appliquer à la sexualité et à l’intime, et qui dénonce la précarité mais la trouve très romantique lorsqu’elle conduit à la prostitution. Car, en 2003, lorsque Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait rétabli le délit de « racolage passif », criminalisant toujours plus les prostituées, on n’a pas souvenir d’une telle levée de boucliers. À part l’immanquable marin-chanteur Antoine, qui ne revient des mers du Sud que pour réclamer des filles sur les trottoirs du Nord, pas grand monde ne s’était manifesté parmi les « personnalités ». Et si quelques titres de presse — dont Libé, à qui il faut reconnaître une certaine constance — y avaient consacré un ou deux articles, le débat n’avait duré que le temps d’être enterré. Pourtant, à première vue, il s’agissait bien des mêmes enjeux.
À première vue seulement. Parce qu’au fond, les droits des prostituées, leur santé, la violence physique et sociale à laquelle elles sont soumises, tout le monde s’en cogne joyeusement. En tout cas, ceux qui s’en soucient sont loin d’être aussi nombreux que ceux qui, aujourd’hui, s’élèvent contre ce projet de loi. Et la seule motivation à cet acharnement inhabituel, c’est l’inversion de la charge pénale. Pour la première fois, la loi s’attaque au client, au pauvre client qui ne peut plus consommer.
Rares sont ceux, règlementaristes compris, qui n’ont pas jugé la pétition des « 343 salauds » odieuse. Elle n’est pas odieuse, elle est sincère. Elle dit franchement ce que beaucoup dissimulent derrière un vernis libertarien ou intellectuel. Les signataires Ivan Rioufol et Éric Zemmour se sont indignés lorsqu’il a été question d’ouvrir des salles de shoot, mais ils veulent qu’on ouvre des bordels. Il ne faut pas consommer de la drogue, ce n’est pas bien, mais si l’on prétend empêcher les hommes de consommer des femmes, alors là, c’est la société qui s’écroule !
En effet, c’est une certaine société qui s’écroule, ou, du moins, qui est remise en cause : celle qui accepte, institutionnalise même, le principe « naturel » qui voudrait que la femme est tenue de se mettre à la disposition de la sexualité de l’homme, lequel aurait des besoins « irrépressibles ». La prostitution n’est pas le plus vieux métier du monde, elle est le plus vieux privilège. C’est ce privilège que la proposition de loi conteste. Et c’est pour cette raison, et uniquement pour cette raison, qu’elle est si farouchement combattue. Menu

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