Bonjour, je m’appelle Eva Darlan, je suis comédienne, écrivaine, productrice, metteuse en scène, je suis artiste.
Artiste, vous savez, cet être étrange, qui a une fonction de pythie, qui prend tous les éléments de son monde, et les transforme pour montrer une voie différente, une vision spirituelle et une interprétation inspirée. L’artiste est l’être par qui les liens sociaux peuvent s’épanouir. L’artiste rassure, fait rire, réfléchir, ou bien terrifie et dénonce. Elle ou il est la base de la cohésion sociale et sa vision du monde œuvre pour le rendre différent, sinon meilleur. L’artiste est le poumon et l’avenir d’une société. Il est dangereux, car c’est celui qui ose dire : « Le roi est nu ». Les tyrans l’ont bien compris qui le crucifient. Je suis artiste.
Je suis comédienne. J’ai commencé au collège en jouant Rodrigue. L’avantage des écoles de filles ! Je ne choisis bien évidemment pas Chimène, bécasse inconsistante, non, je suis Rodrigue, celui qui a du cœur, le combattant, l’assassin. Magnifique ! C’est une confirmation : je veux jouer comme ça toute ma vie. Mais lorsque j’ai commencé à travailler dans mon métier, la chute a été rude, le réveil brutal : je fais connaissance avec les rôles de jeunes premières, c’est-à-dire de jeunes secondes, rôles qui vous cantonnent à être amoureuse de garçons en collants, qui s’éclatent à guerroyer pendant que vous rêvez d’eux, et qui font la révolution pendant que vous nourrissez les troupes. Je rongeais mon frein.
Mais j’aurais dû être contente puisque j’étais premier rôle féminin.
Toutes œuvres confondues, on peut constater que le premier rôle féminin est le deuxième, troisième, ou quatrième rôle d’une distribution. Je propose d’ailleurs de créer un prix pour les premiers rôles féminins, qu’on appellerait les Poulidor.
La culture est tenue par des hommes, blancs, de plus de 50 ans. L’art est une industrie qui rapporte gros et qui fait perdurer une image déplorable des femmes. Les distributions des films en disent long à ce sujet : 4 hommes pour une femme. Et sur les affiches, un aperçu des rôles : la femme est derrière, désirable ou servante. La maman ou la putain. Mon métier est le lieu de tous les lieux communs.
Pour être une bonne actrice, il faut être jolie, ou belle, au choix, patiente, désirable, à disposition, du chien mais sans révolte, un peu rebelle mais sans éclat, féline, « bonne », présentant bien, gaulée comme une déesse, et ne la ramenant pas trop. Ah oui j’oubliais : sans opinion politique, c’est vraiment important. Si vous êtes tout ça, alors, vous pouvez songer à être actrice. A condition de rester toujours JEUNE !
Les acteurs, eux, sont toujours les mêmes et vieillissent. On voit apparaître leurs rides, leurs bedaines, leurs calvities à l’écran et sur scène. Rien de mal à ça, c’est plutôt touchant, on les voit vieillir avec à leur côté des femmes qui, elles, ne vieillissent pas. Normal, elles changent tout le temps. Non, ce ne sont jamais les mêmes : on vire les vieilles et on les remplace par des jeunes. Si les acteurs vieillissent, les actrices à leurs côtés ont toujours le même âge : 25 ans. Il y a un bal des jeunes vierges sacrifiées dont se nourrit insatiablement l’industrie de l’audiovisuel. Elles durent deux, trois, cinq ans, et puis disparaissent pour faire place à une autre. Un peu une sensation de « ces dames au salon ». C’est humiliant.
Ce qui fait que chez les intermittents 80% des chômeurs sont des chômeuses, et je ne parle pas des 30% de disparité salariale, récurrente dans tous les secteurs d’activité. Ici, comme ailleurs, le niveau de vie des actrices et créatrices est inférieur à celui des hommes et forcément, les retraites médiocres. C’est probablement pour cette raison, entre autres, que le taux de fécondité est beaucoup plus faible chez les actrices.
La représentation des femmes est telle que je ne résiste pas au plaisir de rappeler le test de Bechdel, qui consiste à poser 3 petites questions :
1- Est-ce que dans l’œuvre, on peut identifier deux femmes ? Si oui, portent-elles un nom ?
2- Est-ce qu’elles parlent ensemble ?
3- Si elles parlent, est-ce qu’elles parlent d’autre chose que d’un homme ?
Les inégalités se retrouvent aussi dans l’administratif : un centre national dramatique dirigé par une femme reçoit en moyenne par an 300 000 euros de moins qu’un centre national dirigé par un homme. Pourquoi ? Parce qu’elles sont bonnes gestionnaires familiales ? Moins mégalomaniaques ? Ou bien parce que leurs centres sont infiniment moins grands et prestigieux que ceux des hommes ? Ou bien tout simplement parce qu’on applique la décote habituelle en cas de féminisation ? On le sait, quand un métier se féminise, il se paupérise.
Une étude du Geena Davis Institute sur le genre met en lumière que, lorsque dans une entreprise il y a 17 % de femmes, les hommes ont une illusion d’égalité, et quand il y en a 33 %, ils ont l’impression que les femmes sont majoritaires.
À quand une obligation de financement public paritaire dans l’écriture, la réalisation et la production ?
Quelques données chiffrées :
78 % des mises en scène sont faites par des hommes
91 % des centres dramatiques sont dirigés par des hommes
94 % des orchestres sont dirigés par des hommes
97 % de la musique que nous entendons dans les institutions publiques sont composées par des hommes
81 % des cadres culturels sont des hommes
Ils dirigent 89 % des institutions musicales et 96 % des opéras
Est-ce qu’il y a des femmes pour accéder à ces postes ? Oui, il y a un vivier de femmes compétentes puisque c’est le mot révoltant qui nous est immédiatement opposé. Absence massive des femmes dans la Culture, la vie politique, l’espace public.
Dans l’armée, il y a plus de femmes à des postes de direction que dans la Culture.
Ah, une petite chose encore : jeune, une actrice travaille, enchaîne les rôles. Puis, on entend partout, ce qui est vrai : « Il n’y a plus de rôle pour une actrice après 40 ans, 50 ans. » Mais si, un peu de patience, vers 60, 65 ans, on recommence à travailler. Ca paraît bizarre comme ça, mais tout s’explique quand on voit la nature des rôles. Jeunes, on joue les amantes, les épouses et les mères. On est dans notre rôle admis et imposé de reproductrice. Mais 50 ans, plus de rôle : c’est l’heure de la ménopause, on ne peut plus nous définir. Heureusement, 60 ans, le retour : on est grands-mères ! Pas notaire, militaire, dealeuse, architecte, meurtrière, pilote, députée, féministe, mais grand-mère, celle qui guide dans la continuité de la maternité. Un état n’est pas une fonction. Je viens d’enchaîner les tournages de 4 rôles de grand-mères et 2 autres m’attendent bientôt. Est-ce que nous sommes donc éternellement vouées à être dans notre fonction de reproduction ? Dis-moi si tu ovules, je te dirai si tu travailles. Reproductrice un jour, reproductrice toujours. C’est juste humiliant.
Je ne vois pas Lucchini, Arditi, ou Depardieu cantonnés à ces rôles de grands-pères qui d’ailleurs n’existent pas dans le répertoire.
La représentation des femmes dans la culture est affligeante. Nous sommes 52% de la population, nous devons être des hommes comme les autres.
Tant que nous parlerons des droits de l’homme (oui, mais avec un grand H), les femmes avec un petit f n’auront pas voie au chapitre. La condescendance de nos politiques qui un jour de temps en temps nous donnent un ministère pour nous l’enlever le lendemain, est blessante et met bien en lumière que, si une démocratie ne traite pas tous ses citoyens également, elle n’a aucune légitimité à se proclamer démocratie. Les Droits de l’Homme ont vécu, il est temps de marcher ensemble dans la même direction. Alors que vivent les Droits Humains, qui nous disent égales et respectées !
Découvrez également les interventions de Gérard Biard et d’Éliane Viennot.
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