Éliane Viennot
Assemblée nationale, 2 avril 2015
L’homme : une construction politique et langagière des Lumières françaises
Mesdames les élues, Mesdames et Messieurs les organisateurs et organisatrices de cette action, Mesdames, Messieurs, je voudrais tout d’abord vous dire le plaisir et la fierté que j’éprouve d’être associée à une initiative qui renouvelle avec éclat le geste d’Olympe de Gouges. Et d’être invitée à le faire ici, dans ces murs, où voici vingt-deux ans, à l’occasion du bicentenaire de son exécution, nous dédiions à sa mémoire un colloque intitulé La Démocratie “à la française” ou les femmes indésirables.
Nous étions alors au début de la campagne pour la parité : cinquante ans après l’ouverture du droit de vote et d’éligibilité aux femmes, les parlementaires de ce pays étaient encore à 96 % des hommes, ce qui plaçait la France au dernier rang des pays européens pour la présence des femmes dans les instances représentatives nationales. Ou, pour le dire autrement, ce qui la plaçait au premier rang de ces pays pour la présence des hommes dans les instances représentatives nationales. En toute logique, pour le « pays des droits de l’homme ».
Je voudrais revenir un instant à l’autrice de la Déclaration des droits de la femme, qu’elle publia en septembre 1791, quelques jours avant l’adoption de la première constitution. Contrairement à ce que l’on dit parfois, Gouges n’a pas réécrit la Déclaration des droits de l’homme, sans quoi elle aurait proposé un texte proche de celui qui nous est aujourd’hui présenté. Elle en a écrit un autre, qu’elle demandait à l’Assemblée d’adopter au plus vite, afin que l’homme se tienne aux côtés de la femme dans l’esprit de la nation. Comme tout le monde à l’époque, en effet, Gouges savait que première Déclaration ne concernait que les hommes, de même que la Constitution que l’Assemblée s’apprêtait à adopter n’accordait de droits qu’aux hommes – ou plus exactement qu’à certains hommes.
Il est un fait que la Déclaration publiée en juillet 1789 ne disait rien sur ces deux points et qu’une compréhension extensive du terme homme était alors possible. Tout autre choix, du reste, aurait douché l’enthousiasme populaire et fait apparaître l’assemblée pour ce qu’elle était, à savoir un rassemblement de notables élus pour voter des impôts, qui s’était proclamé Assemblée nationale constituante et qui s’apprêtait à servir ses intérêts. Il est un autre fait : c’est qu’il n’y avait dans leur tête aucune ambiguïté. Cinq mois plus tard, d’ailleurs, la première loi électorale mettait les choses noir sur blanc, en précisant quelles catégories d’hommes – et seulement d’hommes – pourraient voter aux municipales de 1790. Des catégories qui allaient fluctuer durant une soixantaine d’années, jusqu’à parfois englober tous les hommes, mais jamais aucune femme. Avant l’adoption du fameux « suffrage universel » – réservé aux seuls hommes jusqu’en 1944.
J’aimerais maintenant dire quelques mots sur ce qui a rendu possible, durant quelques mois, l’espoir que ce mot homme puisse effectivement désigner la nation toute entière. Revenir, autrement dit, à ce qui se passe avant la Révolution, et qui explique pourquoi ce terme, au masculin singulier, a pu être choisi pour figurer dans la Déclaration des droits.
La première chose à remarquer, sans doute, est que ce n’est le cas d’aucun des textes qui l’ont inspiré, à savoir les différents Bill of rights adoptés au XVIIe siècle, et surtout la Virginia Declaration of Rights rédigée par Jefferson en 1776. Non seulement aucun homme, au singulier ou au pluriel, ne figure dans leurs titres, mais leurs articles sont parfaitement clairs : c’est pour des hommes, pour des men, que ces textes revendiquent des droits ; contrairement d’ailleurs à la constitution du New Jersey, également adoptée en 1776, qui accordait le droit de vote à tous les habitants de l’État, hommes et femmes, blancs et noirs, sous certaines conditions d’âge, de résidence et de fortune – sans toutefois accorder aux femmes et aux noirs le droit d’être élus.
Tous les groupes en position de décider à cette époque ont donc fait des choix. Comme allaient le faire plus tard la plupart des pays en adoptant le mot humain, notamment dans la déclaration universelle de 1948, et comme nous le ferons nous-mêmes bientôt, pour la raison très simple que ce mot, humain, désigne l’ensemble des êtres vivants de notre espèce. Contrairement au fameux homme.
D’où vient-il, alors, celui-là ? Eh bien, pas de très loin. Si l’on considère en effet divers textes de philosophes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, on observe sa brusque montée en puissance dans la seconde moitié du dernier, soit durant l’âge qu’on appelle généralement « des Lumières ». Jusqu’aux années 1750, les auteurs parlent prioritairement des hommes, c’est-à-dire de vrais gens, et pas d’une essence supposée les représenter tous, et encore moins englober les femmes.
Quelques chiffres donneront une idée de cette inflation. L’essai de Montaigne intitulé « De l’inéqualité qui est entre nous », fort comparable pour sa thématique au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau que j’évoquerai dans un instant, ne comporte aucune occurrence de l’homme et une seule de les hommes. On me dira qu’il est court, et j’en conviendrai. Prenons donc un essai long, De l’expérience. Ici, 23 l’homme, 51 les hommes. Deux fois plus de pluriel, au bas mot, que de singulier. Le Traité du gouvernement civil de Locke, écrit et traduit en français un siècle plus tard, comporte trois fois et demi plus de pluriel que de singulier. Cinquante ans plus tard, L’Esprit des lois de Montesquieu fait monter cette proportion à cinq fois et demi. Passons à présent le milieu du siècle. Dans le Discours sur l’inégalité de Rousseau, la proportion s’inverse : l’homme est deux fois mieux représenté – et même un peu plus – que les hommes. Et c’est exactement la même chose dans l’article « Homme » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Si maintenant l’on compare, non plus la proportion entre les singuliers et les pluriels, mais les fréquences de ces mots, en appliquant à ces textes un ratio qui les ramène tous à la même longueur, on observe que ceux des Lumières présentent un véritable bourrage des urnes – ou plutôt des crânes. Les 23 l’homme de l’essai de Montaigne se mesurent en effet aux 49 de Locke et aux 18 de Montesquieu, mais aux 457 du discours de Rousseau et aux 303 de l’article de l’Encyclopédie ! Entre les deux extrêmes, un rapport de 1 à 25.
Ajoutons un détail : tous ces auteurs, quelle que soit l’expression qu’ils utilisent, ne songent, sauf exception, qu’aux êtres humains de sexe masculin. Montaigne avait l’élégance d’afficher la couleur : De l’inéqualité qui est entre nous. — Nous les hommes, bien sûr. C’est cette inégalité-là qui donne à réfléchir, pas celle entre les sexes, qui va de soi. À l’autre bout de la chaine, même si l’essence a triomphé de l’existence, c’est bien ainsi que pense toujours Diderot – corédacteur de l’article « Homme » – lorsqu’il écrit par exemple : « À tout âge, la femme a la partie antérieure de la poitrine plus élevée que nous. » — Nous les hommes. Qui observons, pensons, parlons, discutons entre nous. Et qui allons bientôt faire de belles assemblées, où nous déciderons des choses importantes, entre nous. Diderot est du reste l’un des premiers à défendre l’idée que le mot citoyen ne doit s’employer qu’au masculin.
Une démonstration parallèle s’impose en effet à propos de la montée en puissance du masculin dans la langue française. Je n’en aurai pas le temps aujourd’hui, et je vous renvoie au petit livre que j’ai publié l’année dernière, Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Je me contenterai d’évoquer quelques domaines auxquels on pense rarement.
Les grammairiens masculinistes ne se sont pas contentés, en effet, de condamner des noms de métiers qu’ils estimaient trop prestigieux pour revenir à des femmes, comme autrice, compositrice, médecine, poétesse, professeuse, etc., donnant ainsi naissance à des controverses qui durent toujours – comme tout le monde le sait ici. Ils ont aussi travaillé à bloquer sur le masculin singulier des formes qui se déclinaient auparavant en genre et en nombre, faisant ainsi disparaître des féminins singulier et pluriel, ainsi que des masculins pluriels – exactement comme la femme, les femmes et les hommes se sont mis à disparaître derrière l’homme. Opération que les grammaires camouflent toujours, en disant que ces formes sont « invariables ». Voltaire explique ainsi à Mme Du Deffand : quand on demande aux femmes « Êtes-vous enrhumées », elles doivent répondre « Nous le sommes ou Nous ne le sommes pas. » Car ce le, poursuit-il, « est un neutre, comme disent les doctes ». Pourquoi cette leçon ? C’est que Mme du Deffand, comme toutes les femmes de son temps, répond encore à cette question « Oui, nous la sommes » ; ou « Non, nous ne la sommes pas. » À la même époque, une femme dépose son testament chez son notaire. Celui-ci note qu’elle est veuve de « Jacques Bocquet, procureur fiscal de la seigneurie de Vignely, y demeurante et étante en bonne santé ».
Et bien entendu, les grammairiens masculinistes ont introduit dans la langue française la règle que nous avons apprise à travers la formule « le masculin l’emporte sur le féminin » ; règle dont cette langue se passait depuis sa naissance et dont les autres langues romanes se passent toujours.
Ces quelques exemples montrent, à l’évidence, que l’homme de la Déclaration des droits ne s’est pas avancé tout seul. Il a bien entendu bénéficié de l’extraordinaire succès des textes des philosophes des Lumières auprès des hommes très concrets qui ont pris les affaires de la France en main en 1789. Mais il a aussi bénéficié d’un travail sur la langue française entamé avant les Lumières, mais poursuivi avec zèle durant cette époque. Et une fois installé dans le paysage, malgré les démentis apportés jusqu’à ce jour par la réalité des gouvernements, des assemblées élues, des conseils d’administration, des cabinets ministériels et des directions de tout poil…, il a prétendu représenter la nation toute entière.
Le temps est donc arrivé où cet homme-là doit laisser la place aux humains, dans la Déclaration des droits comme dans la vie courante et dans la langue française. Tout avance en effet ensemble – ou tout recule ensemble. Ce que savaient déjà les femmes qui, en 1792, envoyèrent à l’Assemblée nationale un projet de décret en dix articles, parmi lesquels figuraient, outre des mesures très concrètes, cette décision fort symbolique, fondée sur un principe auquel nous ne pouvons qu’adhérer :
« Le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles. »
* Références et informations complémentaires dans La France, les Femmes et le Pouvoir, vol. 2, Les résistances de la société (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Perrin, 2008 (not. chap. 6 : « Nouveau paradigme et anciennes recettes : les Lumières et la théorie de la différence des sexes ») — Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, éd. iXe, 2014 — site http://www.elianeviennot.fr
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