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Des hommes contre la prostitution
et pour l'égalité

Le système prostitueur : un enjeu social et politique par Gérard Biard

intervention au colloque « Le système prostitueur : violence machiste archaïque », organisé par Regards de femmes, dans le cadre de la quinzaine de l’Égalité femmes-hommes de la Région Rhône-Alpes.

8 octobre 2012

En guise de préambule, j’aimerais citer quelques courts passages d’un livre, qui n’a pas été écrit par un fervent militant de l’abolitionnisme. Il s’agit de La Fermeture, d’Alphonse Boudard, qui retrace les conditions dans lesquelles fut adoptée la loi Marthe-Richard. Il a interrogé nombre de proxénètes, qu’il connaissait personnellement : je rappelle qu’avant de devenir un écrivain de talent, Boudard était cambrioleur professionnel — de talent aussi, à ce qu’il paraît — et appartenait au milieu.

Quelques passages, donc, tiré du chapitre intitulé « Histoire succincte de la galanterie et de ses maisons d’accueil depuis l’âge de pierre jusqu’à l’ère de la bourgeoisie absolue ». Dans cette brève histoire de la prostitution documentée à la source, Boudard évoque la « grande époque » de la prostitution moderne, celle qui va de la fin du XVIIIe siècle à la loi Marthe-Richard, celle qui fait rêver les esthètes qui signent des tribunes dans Le Nouvel Observateur, puisque les grands artistes, peintres, écrivains, poètes, fréquentaient et chantaient les louanges du bordel.

Voilà ce que Boudard en écrit : « […] sur les boulevards, dans les allées du bois de Boulogne ou de Vincennes, dans les ruelles sordides aussi bien que bouclées en maison, les filles seront toutes maquées. Mises à part, peut-être, les courtisanes décrites par Balzac dans LesIllusions perdues, quoique celles-ci aient toujours un amant de cœur pratiquant en toute candeur simulée le proxénétisme comme M. Jourdain la prose ».

Les prostituées, les bourgeois les appelaient sans ambiguïté « filles soumises ». Les professionnels du milieu, eux, employaient un vocable encore plus explicite : « colis » ou « camelote ».

Plus loin, sur les plus récentes années 70-80, Boudard poursuit son constat : « Toutes les estimations parlent de 90 à 95 % de filles protégées. Du haut en bas de l’échelle… depuis les hôtesses de luxe qui laissent entre 40 et 50 % de leur bénéfice aux organisateurs du réseau jusqu’aux filles des rues de Budapest, Joubert, Blondel, etc., qui sont toujours maquées dans la vieille tradition de la comptée ».

La question qu’il pose, dès la première phrase de ce chapitre, est sans appel : « Qui fut le premier maque… la première pute ? » Il est clair que pour lui, on ne peut dissocier l’une de l’autre.

Laissons donc à la fiction le fantasme d’une prostitution dite « traditionnelle et indépendante », qui serait opposée à une prostitution tenue par les réseaux et les proxénètes, et parlons de la réalité : le système prostitutionnel est et a toujours été organisé et contrôlé par le crime organisé.

Tous les pays qui ont légalisé la prostitution ont été obligés de modifier, pour les rendre quasiment inopérantes, les lois sur le proxénétisme. C’est inévitable : si l’on considère que la prostitution est un métier comme un autre, il faut considérer que le proxénète est un patron comme un autre.

Je pose donc la question à Michel Sapin, et elle est valable pour tous ses successeurs au ministère du Travail : veut-il avoir Dodo la Saumure comme partenaire social ? Nous avons échappé à Dominique Strauss-Kahn à l’Élysée, a-t-on envie de voir certains de ses présumés camarades de jeu reçus rue de Grenelle, aux côté de Laurence Parisot ou de Jean-François Chérèque ?

Et je pose également une autre question aux militantes et militants du Strass, à celles et ceux qui se proclament indépendants : pendant combien de temps pensez-vous le rester, indépendants, une fois que le marché de la prostitution sera devenu légal ? Nous avons déjà des patrons qui ne se gênent pas pour se comporter comme des voyous, comment croyez-vous que se comporteront les vrais voyous quand on leur permettra d’être patrons ?

Les choses sont donc claires : la légitimation ou non du système prostitutionnel n’est pas une question qui relève de la liberté individuelle, comme on l’entend trop souvent, mais de la responsabilité collective. C’est un choix de société. C’est un choix politique.

Il y a trois acteurs directs, dans la prostitution. La personne prostituée, dont l’activité résulte le plus souvent de violences et de contraintes physiques, morales, psychologiques ou économiques — voire les quatre à la fois. Le proxénète, qui tire un profit de ces violences et contraintes — quand il n’en est pas lui-même à l’origine. Le client, enfin, qu’il serait absurde de dédouaner et de considérer comme étranger à ce système reposant sur la violence et la contrainte, puisqu’il en est le principal destinataire.

Et ce client, celui dont dépend le marché de la prostitution, il est, dans son écrasante majorité, un homme. Même la prostitution masculine s’adresse avant tout aux hommes. La part de femmes qui ont recours à la prostitution est marginale.

Le système prostitueur n’est donc pas le produit d’une somme d’individus agissant en fonction de leur libre arbitre. Il s’agit bien d’un système économique très structuré, de type ultralibéral — seules comptent la loi du plus fort et celle du plus riche —, qui s’appuie sur une construction sociale perdurant depuis la nuit des temps : le patriarcat et la domination masculine.

C’est une construction sociale que l’on connaît malheureusement trop bien, une construction sociale qui dit qu’en termes sexuels, l’homme a des besoins et la femme des devoirs. C’est cette même construction sociale qui disait, jusqu’à il y a n’y a pas encore très longtemps, que le viol entre époux n’existait pas, ou que les femmes violées l’avaient bien cherché, ou qui avait toutes les indulgences pour un employeur exigeant une petite gâterie en échange d’une augmentation. Après tout, n’est-ce-pas, on est entre adultes consentants…

La prostitution, c’est la version commerciale et mondialisée du droit de cuissage.

S’opposer au système prostitueur, ce n’est donc pas une affaire de rigueur morale, comme on voudrait le faire croire, mais d’égalité sociale. Il ne s’agit pas de dire ce qui est bien ou mal, mais ce qui est juste.

Est-il juste qu’aujourd’hui, l’aberrante loi sur le racolage pénalise d’abord la victime du système ? Est-il juste que, au prétexte d’une prétendue misère sexuelle, on légitime une misère plus grande encore ? — parce que louer 20 fois par jour sa bouche, son vagin et son anus à des inconnus, je n’appelle pas ça la vie de château. Est-il juste qu’une étudiante soit amenée à se prostituer pour se payer des études qui sont censées être gratuites ? Est-il juste de considérer la prostitution et les violences qui lui sont inhérentes comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien ?

Oui, il faut donner des droits aux personnes prostituées. Mais le premier de ces droits est de pouvoir sortir de la prostitution. Et que plus personne n’ait à y entrer.

Personne ne prétend que la prostitution disparaîtra par la magie d’une loi. Mais sans loi on ne peut espérer lutter contre cette forme extrême de violence sociale. Le rôle du législateur n’est pas de faire disparaître tel crime ou délit, mais de dire qu’il n’est pas tolérable.

Je ne crois pas aux vertus répressives de la loi, mais je crois à ses vertus pédagogiques. Une loi s’adresse avant tout à ceux qui vont la respecter, qui sont la majorité. Par ailleurs, seule la loi permet de modifier les mentalités. La société n’évolue pas toute seule. La peine de mort a été abolie contre l’avis de la majorité des Français. Mais aujourd’hui, trente ans plus tard, une majorité de Français trouveraient impensable que l’on remette la guillotine en fonction.

De la même manière, en Suède, lorsque la loi sur la pénalisation des clients a été votée, en 1999, la majorité de la population y était opposée. Dix ans plus tard, trois sondages révélaient que 70 % des Suédois soutenaient la loi. Et la police considère que la simple création du délit a dissuadé un certain nombre de clients de la prostitution de passer à l’acte.

La seule question qui vaille, celle que doivent se poser les citoyens et les acteurs politiques à propos du système prostitueur, de son abolition ou de son institutionnalisation, c’est : quelle société voulons-nous ?

Veut-on une société où, comme c’est le cas à Bonn depuis un an, les autorités installent des parcmètres pour les prostituées qui exercent dans la rue ? C’est vrai, les Allemands peuvent s’enorgueillir d’avoir une chancelière. Mais elle fait pâle figure, face aux 400 000 prostituées qui exercent dans des bordels tenus par des proxénètes inscrits au registre du commerce, ou qui tapinent dans la rue avec l’obligation de se glisser un ticket d’horodateur dans le décolleté. Oui, c’est une image. Mais c’est bien d’image dont il est question : celle de la femme.

Dernier point, la sexualité. Aujourd’hui, on dénonce la dictature des marchés, mais il faudrait encourager le marché de la prostitution, au prétexte qu’il touche au sexe. Les abolitionnistes seraient d’affreux puritains, rétrogrades et anti-sexe.

Personnellement, je travaille depuis 20 ans à Charlie Hebdo, je m’estime donc à l’abri de l’accusation. Mais je pose quand même la question : qu’est-ce-que la sexualité perdra avec cette loi ? Rien : chacun sera toujours libre d’avoir les pratiques sexuelles qui lui chantent, y compris les plus fantaisistes et les plus débridées. On aura même le droit, pour ceux que le pouvoir de l’argent excite, de déposer un billet de cent euros sur la table de nuit, ou sur le frigidaire si on préfère s’éclater dans la cuisine. La sexualité et ses infinies possibilités n’y perdront rien. En revanche, la société aura beaucoup à y gagner.

L’abolition n’est pas une mesure rétrograde. Au contraire, elle va dans le sens de l’histoire. La France a aboli les privilèges, elle a aboli l’esclavage, elle a aboli la peine de mort, elle doit, en toute logique, abolir la prostitution. Ça s’appelle le progrès. La prostitution n’a pas sa place dans un État de droit qui a inscrit le principe d’égalité dans sa constitution.